Bernard Lututala Mumpasi - Professor/researcher

Bernard Lututala Mumpasi - Professor/researcher

L’exode des cerveaux en Afrique : état de la question et pistes de solution

Introduction

 

Les migrations constituent un des phénomènes pour lesquels les voix du Sud, en particulier celles de l’Afrique,  et celles du Nord,  ont du mal à s’accorder. La compréhension et la sollicitude que les uns et les autres ont de ce phénomène sont différentes. Pour les migrants africains, et leurs membres de famille qui les y encouragent, cette migration se justifie grosso modo par la précarité des conditions de vie et de travail dans leurs pays d’origine. Elle leur permet de trouver des emplois plus rémunérateurs, de vivre et de travailler dans de meilleures conditions, d’être capables de subvenir aux besoins vitaux des membres de leurs familles, bref de jouir du droit à la vie, à une vie meilleure. 

Cependant, les pays d’accueil du Nord ne l’entendent pas de cette oreille. Ils multiplient le contrôle de l’immigration dans leurs pays. Ainsi, par exemple, depuis les années 1990, des politiques concertées au niveau de l’Union européenne ont été mises en place pour renforcer le contrôle des flux migratoires, pour empêcher que des migrants en situation irrégulière ne puissent y affluer ni y demeurer. L’octroi du visa Schengen a été complexifié, et de centaines de migrants dits clandestins sont régulièrement rapatriés, dans des conditions parfois inhumaines : en 2006, les pays de l’Union européenne ont refoulé 5 839 migrants sénégalais (Some 2009:135) et 1 834 migrants maliens (Ballo 2009:120), pour ne citer que ces cas.

En même temps cependant, des politiques pour faciliter la migration des cadres et professionnels des pays sous-développés en général et africains en particulier ont été élaborées par l’Union Européenne, tandis que dans d’autres pays d’accueil tels que les Etats-Unis d’Amérique et le Canada, les politiques qui étaient déjà en application ont été renforcées dans le même but. Par cette politique de « l’immigration choisie », les pays d’accueil du Nord montrent clairement leur volonté de débaucher les cadres et professionnels africains afin de les impliquer dans le processus de production des biens et services, mais aussi pour qu’ils contribuent au renouvellement de leurs populations, étant donné le niveau actuel de leur fécondité et de  leur vieillissement.

De nombreux travaux ont déjà été consacrés à ce phénomène d'exode des cerveaux (Tapsoba et al. 2000 ; UNESCO 2004, Dia 2005, Lututala 2006, Loitron 2006, etc.), et ce depuis les années 1970 (Mundende, 1977). Ces travaux ont mis en exergue l'importance du phénomène et ses conséquences pour le continent africain. En ce qui concerne l'importance et à titre d'exemple, les travaux ont montré que la majorité (95 000 sur 128 000, soit 76%) de migrants africains qui résidaient aux Etats-Unis dans les années 1990, détenait un diplôme d’études supérieures. Ils étaient relativement plus instruits que les nationaux non-migrants et que les autres migrants (Carrington et Detragiache 1999, McCabe 2011). Et entre 1990 et 2000, l’Afrique a cédé dix pour cent de sa main-d’œuvre qualifiée aux pays développés (Marfouk 2007). Certains pays africains ont perdu plus de cinquante pour cent des médecins qu’ils ont formé (Clemens et Petterson 2006). Et on estime à 20 000 le nombre moyen de professionnels qui émigrent chaque année vers les pays du Nord (Tapsoba et al 2000 : 12, Kouame 2000, Lututala 2006). On peut douter de la fiabilité de ces données, mais il reste que le phénomène d’exode des cerveaux africains est non seulement une réalité, il est aussi un drame, une exacerbation de l’exploitation des pays africains.

Les conséquences de ce phénomène ont aussi été examinées. De récents travaux montrent que l’Afrique perd au moins deux milliards de dollars US à cause de l’exode de cerveaux, alors que les pays d’accueil tirent d’énormes bénéfices financiers en utilisant les cadres formés en Afrique : 384 millions de dollars US pour le Canada, 846 millions pour les Etats-Unis, 2 milliards pour la Grande Bretagne (Mills et al 2011).

Ces travaux ont aussi mis en exergue une divergence des points de vue sur la signification qu’il faut donner au phénomène, et surtout sur les solutions qu’il faudrait mettre en place pour y faire face. Le fait que ce phénomène continue à priver le continent de son capital le plus précieux pour son développement montre les limites des solutions qui sont proposées. D’où la nécessité de revisiter le phénomène de l’exode des cerveaux en Afrique. Et ce d’autant plus que ce phénomène va devoir s’accentuer, pour deux raisons. La première raison est que le développement des économies du savoir dans les pays développés va obliger ces derniers à recruter des migrants qualifiés compte tenu des avantages comparatifs qu’ils leur procurent. La deuxième raison vient d’être mentionnée ci-dessus : tout en contribuant aux économies du savoir, les migrants qualifiés contribuent aussi, comme tous les autres migrants, au renouvellement démographique des populations des pays développés.

Nous nous proposons dans cette contribution de revisiter ce phénomène, au regard de la nouvelle donne des économies du savoir et de la mise en place du marché international du savoir (Dia 2005). Comment l’Afrique peut-elle tirer son épingle du jeu de cette nouvelle forme de domination et d’exploitation de sa ressource la plus précieuse ? Pour tenter d’y répondre, nous verrons dans un premier temps ce qu’il faut entendre par « exode des cerveaux » ; puis nous montrons son ampleur, sa signification et ses conséquences pour l’Afrique. Nous nous attarderons sur les solutions qui ont été proposées et mises en œuvre, et tenterons une autre lecture d’une des solutions qui nous paraît comme étant la plus prometteuse : la réhabilitation des institutions de formation et de recherche universitaires.

 

De quoi parlons-nous ?

 

L’exode des cerveaux n’est pas un concept nouveau, encore moins une réalité nouvelle. C’est en effet depuis la fin des années 1950 que ce concept fut forgé pour décrire l’importante émigration des professionnels anglais vers les Etats-Unis au lendemain de la 2e guerre mondiale (Raftopoulos, Wittich et Ndlela 1987, Adredo 2000:124). A la suite de la mondialisation à laquelle sont impliquées toutes les nations aujourd’hui, ce phénomène a donné lieu à une panoplie de concepts qui ne disent pas tous la même chose : exode de cerveaux (brain-drain), fuite de cerveaux, circulation de cerveaux, perte de cerveaux (waste-brain), fuite de compétences (UNESCO 2004), etc. Dans le souci de rendre justice aux migrations auxquelles le phénomène est rattaché, nous utilisons le concept d’exode des cerveaux.

En effet, l’exode des cerveaux est d’abord un acte migratoire, c’est-à-dire le fait des personnes qui quittent leurs milieux d’origine pour aller s’installer dans d’autres milieux d’accueil ou de destination (les migrants), définitivement ou temporairement. Il traduit ensuite une caractéristique. Les migrants se caractérisent par plusieurs variables, notamment leur âge, leur genre, leur état matrimonial, leur niveau d’instruction. L’exode des cerveaux caractérise les migrants qui ont atteint un certain niveau de scolarité, ou de capacités professionnelles. Dans cette réflexion, nous entendons par exode des cerveaux l’émigration des Africains qualifiés vers d’autres pays. Il s’agit des migrants qui ont un niveau d’instruction secondaire au moins ou qui ont des qualifications professionnelles éprouvées : professeurs d’université, médecins, enseignants, ingénieurs, chercheurs, musiciens, sportifs, etc. 

Nous distinguons trois catégories. La première comprend les migrants qui ont acquis leurs qualifications professionnelles et leur instruction dans leurs pays d’origine et aux frais de ces pays. Autrement dit, ce sont les pays d’origine de ces migrants qui auront investi dans la formation de ces derniers, qui leur auront donné les qualifications professionnelles dont bénéficient les pays d’accueil. Il s’agit bien d’un transfert des compétences des pays du Sud vers les pays du Nord. C’est aussi une exploitation dans la mesure où les pays d’accueil et leurs institutions utilisent une main-d’œuvre que les pays d’origine auront formé avec leurs maigres ressources, comparativement à celles que détiennent les pays d’accueil.

La deuxième catégorie est celle des migrants africains qui sont partis poursuivre et terminer leurs études dans les pays du Nord, aux frais de ces derniers, dans le cadre de la coopération, ou à leurs propres frais, mais qui ne sont pas retournés dans leurs pays d'origine à l'issue de leur formation (Prah 1989). Parce que les qualifications qu’ils ont acquises servent plus ces pays d’accueil que les pays d’origine qui auront assuré leur formation de base, au niveau primaire, secondaire et même universitaire pour ceux qui vont poursuivre les études post-universitaires, cette catégorie de migrants traduit aussi un exode de leurs cerveaux au profit des pays développés qui les ont accueillis.

La troisième catégorie est celle des personnes qui n’ont certes pas atteint le niveau d’instruction requis pour être considérées comme des cadres, mais qui ont néanmoins acquis, dans leurs pays d’origine, des qualifications professionnelles qui leur ont valu d’être courtisées par des employeurs dans les pays d’accueil. C’est le cas des sportifs, des musiciens, et de toute autre professionnel qualifié. Leur trafic, notamment en ce qui concerne les joueurs, se fait au grand jour, et ne semble offusquer personne. Aussi peut-on dire que l’Afrique perd tous ses footballeurs talentueux dès que leurs talents se révèlent. Les Coupes d’Afrique des Nations, par exemple, sont devenues de « salles d’exposition » où les sélectionneurs des grandes équipes de football européens accourent pour identifier les meilleurs joueurs à acheter. Et les équipes d’origine sont fières de les vendre pour renflouer leurs caisses.

L’exode des cerveaux ne doit pas être limité à la migration Sud-Nord. En Afrique comme ailleurs, plusieurs cadres « circulent » à l’intérieur du continent, en travaillant dans d’autres pays que ceux qui les ont formés. Les universités les plus célèbres du continent accueillent des enseignants-chercheurs en provenance d’autres pays et universités (Prah, 1989). Les institutions internationales et régionales débauchent des universitaires qui circulent à travers le continent à leurs services. Des musiciens, sportifs, et autres personnels qualifiés valorisent leurs compétences dans d’autres pays que les leurs.

 

L’ampleur du phénomène d’exode des cerveaux en Afrique

 

Plusieurs chiffres sont avancés pour rendre compte de l’ampleur de l’exode des cerveaux en Afrique. Certains chiffres sont même devenus mythiques tel celui de 20 000 cadres professionnels qualifiés que l’Afrique perdrait en moyenne chaque année depuis 1990 (Sethi 2000:40 ; Kouame 2000:10 ; Lututala 2006). Leistner (1993:219) avance quant à lui que l’Afrique aurait perdu 67 000 personnels qualifiés entre 1960 et 1984 ; et que l’effectif total de professionnels africains qualifiés travaillant en dehors du continent africain aurait été de 100 000 en 1993.

Une des difficultés que l’on rencontre dans l’étude des migrations en général, et celle de l’exode des cerveaux en particulier, est l’absence et la mauvaise qualité des statistiques. Les meilleures données sur les migrants devraient provenir des statistiques officielles des pays d’origine. Mais les frontières nationales étant poreuses, aucun pays africain ne peut prétendre contrôler tous les points de sortie de son territoire et collecter des informations exhaustives et fiables sur tous ceux qui partent. Et quand bien même les émigrés quitteraient le pays par une seule porte de sortie, l’aéroport international par exemple, il n’est pas évident que ce dernier rassemble des statistiques qui sont complètes et détaillées, et qui puissent être mises à la disposition des chercheurs pour leurs investigations.

Les statistiques sur les migrants dans les pays de destination ont aussi trois  limites. La première est qu’il n’est pas évident que l’on sache tous les pays où les émigrés se sont dirigés et qu’on ait les statistiques les concernant. Les effectifs sur les émigrés d’un pays donné ne peuvent dès lors être qu’une estimation basée sur  les statistiques des pays que l’on pense être les plus attractifs de ces émigrés. La deuxième limite est qu’un bon nombre de migrants vivent dans la clandestinité et n’apparaissent donc pas dans les statistiques officielles, telles que celles issues des recensements. Or ce sont les données des recensements qui sont les plus disponibles, parce que chaque pays est invité par les Nations Unies à organiser un recensement général de sa population tous les dix ans. Elles sont aussi les plus représentatives car les recensements couvrent l’ensemble des territoires nationaux et de leurs populations. Troisième limite : la plupart d’études sur la fuite des cerveaux se basent sur le stock d’immigrants ou d’émigrants. Cet indicateur ne donne pas une bonne mesure de la ponction exercée sur la main-d’œuvre qualifiée des pays d’origine. Il faut plutôt recourir au taux d’émigration par niveaux d’étude, autrement dit à la proportion des personnes qualifiées qui émigrent sur l’ensemble des personnes qualifiées dans les pays d’origine (Marfouk 2007).

Marfouk (2007) a estimé l’ampleur de la fuite des cerveaux en se basant sur cette approche. Les résultats de ses estimations en ce qui concerne l’Afrique sont repris dans le tableau 1 ci-dessous. Le tableau indique qu’entre 1990 et 2000, soit en dix ans, le nombre d’émigrés africains qualifiés a doublé, passant de 652 000 à 1 388 000. Les pays où le phénomène est plus frappant sont l’Afrique du Sud (168 000), le Nigeria (149 000), l’Egypte (149 000), le Maroc (141 000) et l’Algérie (86 000) (Marfouk 2007). La proportion des émigrés qualifiés dans l’ensemble des émigrés africains est passée,  pendant cette période, de 22 pour cent à 31 pour cent. Ce qui montre une intensification du phénomène. Celle-ci est confirmée par les taux d’émigration qui sont repris dans le même tableau. Ces taux montrent que l’Afrique a « cédé » aux pays développés un dixième de sa main-d’œuvre qualifiée aux cours des deux dernières décennies. Ce taux est plus élevé que celui de l’ensemble des pays en développement (7,3 %) et surtout que celui des pays développés (3,6 %). Il s’agit là d’une perte importante pour un continent où, on l’a déjà dit, les ressources humaines constituent le socle pour l’engager dans le processus de développement.

 

Tableau 1 : Evolution des taux d'émigration des personnes qualifiées en Afrique

 

 

1990

2000

Total émigrés  (en milliers)

2 911

4 497

Emigrés qualifiés (en milliers)

652

1 388

% des émigrés qualifiés

22

31

Total population active (main-d’œuvre) (en milliers)

227 338

298 112

Total main-d’œuvre qualifiée (en milliers)

5 842

11 896

% main-d’œuvre qualifiée

3 %

4 %

Proportion d’émigrés qualifiés dans le total de main-d’œuvre

1,3 %

1,5 %

Proportion d’émigrés qualifiés dans le total de la main-d’œuvre qualifiée :

10,0 %

10,4 %

- Total pays développés

3,9 %

3,6 %

- Total pays en développement

7,7 %

7,3 %

Source : Marfouk (2007)

 

Les pays africains où les taux d’émigration de la main-d’œuvre qualifiée sont supérieurs à 35 pour cent sont le Cap Vert (67 %), la Gambie (63 %), l’Ile Maurice (56 %), les Seychelles (56%), la Sierra Leone (53 %), le Ghana (47 %), le Mozambique (45 %), le Libéria (45 %), le Kenya (38 %) et l’Ouganda (36 %). Dans les quatre premiers pays cités, c’est plus de la moitié des personnes qualifiées qui est happée par les pays développés pour aller y travailler, tandis que dans les autres pays, c’est un peu moins de la moitié mais plus d’un tiers quand même qui sont parties.

D’autres données corroborent les estimations et analyses de Marfouk et confirment l’ampleur du phénomène. En effet, selon les données du recensement, il y avait aux Etats-Unis en 2009, 1,5 millions d’immigrants africains ; ces derniers étaient plus qualifiés, en moyenne, que les autres immigrants et que la population non-migrante. En effet, près de la moitié (41,7 %) des immigrants africains avaient un niveau d’études équivalant ou supérieur à celui du bachelor, contre 28,1 pour cent pour les américains  non immigrants. Par ailleurs, la proportion des migrants africains ayant un diplôme supérieur au bachelor était de 16,7 pour cent, contre 11 pour cent pour l’ensemble des immigrants aux Etats-Unis et 10 pour cent pour les américains non-immigrants (McCabe 2011). La majorité des immigrants africains en provenance de certains pays avaient un niveau de qualification plus élevé que la moyenne décrite ci-dessus : Ouganda (66,5 %), Egypte (61,1 %), Algérie (61 %), Nigéria (60 %), Zimbabwe (57,5 %), Afrique du Sud (55,3 %), Cameroun (54,6 %) et Tanzanie (51,2 %). Et pourtant, les immigrants africains étaient relativement plus nombreux  à vivre sous le seuil de pauvreté (18,5 %), que les autres immigrants (17,3 %) et les américains non-immigrants (13,6 %) (Mc Cabe 2011).

Le même recensement renseigne que le nombre d’immigrants africains aux Etats-Unis est en augmentation. En effet, alors qu’ils ne représentaient que 0,4 % de l’ensemble de tous les immigrants aux Etats-Unis en 1960, leur proportion est passée à 1,8 pour cent en 1990, 2,8 pour cent en 2000, et 3,9 pour cent en 2009. Il est important de noter que jusqu’en 2009, 23 903 africains avaient immigré aux Etats-Unis grâce au système de loterie qui, comme on le sait, n’est réservé qu’aux candidats immigrants qui ont les qualifications professionnelles recherchées par les Etats-Unis. Cet effectif représente 48 pour cent de tous les immigrants qui ont été admis aux Etats-Unis.

Les statistiques sur la fuite des cerveaux du personnel de santé sont encore plus alarmantes. En effet, Clemens et Petterson (2006) ont publié des données qui, selon Loitron (2006) sont venus mettre fin aux incertitudes qui prévalaient avant sur les données relatives à ce phénomène. D'après leurs estimations, sur 345 749 médecins formés en Afrique (133 058 en Afrique sub-saharienne), 64 941, soit 19 pour cent ont quitté le continent pour travailler en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en France, au Canada, en Australie, au Portugal, en Espagne, en Belgique, et en Afrique du Sud. Pour l'Afrique sub-saharienne, les chiffres sont respectivement de 36 653 et 28 pour cent. La situation est plus dramatique pour certains pays qui ont perdu plus de 50 pour cent des médecins qu'ils ont formés (Tableau 2).

 

Tableau 2 : Pays africains ayant perdu au moins 50 pour cent de leurs médecins jusqu'en 2000

 

Pays

Pourcentage

Effectifs correspondants

Pays ayant accueilli le plus grand nombre de médecins immigrants

Angola

70

2 102

Portugal

Cap Vert

51

211

Portugal

Congo

53

747

France

Guinée Equatoriale

63

81

Espagne

Gambie

53

46

Etats-Unis d’Amérique

Ghana

56

1 639

Etats-Unis d’Amérique

Guinée Bissau

71

251

Portugal

Kenya

51

3 975

Grande-Bretagne

Libéria

63

126

Etats-Unis d’Amérique

Malawi

59

293

Grande-Bretagne

Mozambique

75

1 334

Portugal

Sao Tomé & Principes

61

97

Portugal

Sénégal

51

678

France

Tanzanie

52

1 356

Grande-Bretagne

Zambie

57

883

Grande-Bretagne

Zimbabwe

51

1 602

Afrique du Sud

Source : à partir de Clemens et Petterson (2006)

 

Le tableau indique qu’à quelques exceptions près, les médecins africains qui quittent leurs pays pour aller prester ailleurs vont dans les anciennes métropoles.

L’Afrique ne perd pas seulement ses médecins, elle perd aussi  ses professeurs. Et de plusieurs manières. Certains quittent carrément leurs universités et pays pour aller prester ailleurs. Ainsi, par exemple, les deux plus grandes universités du Sénégal, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, ont perdu entre 1991 et 2002 respectivement 72 et 23 professeurs, qui sont allés prester dans les universités du Nord, principalement celles des Etats-Unis d’Amérique et de la France, soit 10 pour cent des effectifs du corps enseignant.  Et ce sont les facultés de médecine, de pharmacie et de sciences et techniques qui sont les plus concernées (Dia 2005:156). Les universités burundaises auraient perdu 49,9 pour cent de leur corps enseignant ; et elles dépendent dorénavant de l’expertise extérieure qui coûte paradoxalement beaucoup plus chère que l’expertise nationale (Association des Universités Africaines). Le Nigéria est lui aussi très connu par rapport à ce phénomène. Entre 1992 et 1995, soit en l’espace de trois ans, les universités nigérianes ont perdu 883 enseignants (Bankole, 2000:218).

La deuxième manière est proche de la première, mais s’en distingue du fait que les Professeurs sont happés par les institutions régionales et internationales et la carrière politique, qui rémunèrent mieux ; ils abandonnent alors la carrière enseignante et de chercheur. On les retrouve dans les agences du système des Nations Unies, dans les institutions et ONG régionales ou internationales, et dans les institutions politiques de leurs pays. Certains gardent quelques enseignements, qu’ils assurent sans trop de dévouement, juste pour garder un pied à l’université et pour ne pas perdre le titre prestigieux de professeur d’université.  

La troisième manière est celle des jeunes enseignants des universités qui sont partis poursuivre leur formation post-universitaire, généralement dans les universités du Nord, et dont beaucoup ne reviennent pas dans leurs pays et universités d’origine. Les statistiques sur ce phénomène de non-retour montrent que les étudiants africains à travers les universités du monde occupent la 2e place parmi l’ensemble des étudiants expatriés, mais que beaucoup ne reviennent pas dans leurs pays à l’issue de leur formation (Lututala 2006). Près de la moitié (42 pour cent) d’étudiants envoyés en formation par Addis Ababa University ne sont pas retournés dans leur université et pays à l’issue de leur formation. Pour certaines filières, les proportions des non-retours vont jusqu’à 83 pour cent (Adreda 2000 :134-135). Nous y reviendrons.

 

Mais pourquoi partent-ils ?

 

L'Afrique est dotée d'immenses ressources naturelles qui sont encore insuffisamment mises en valeur. Environ 30 pour cent des ressources minérales mondiales se trouvent en Afrique. Des pays comme la RD Congo, et quelque peu la Guinée, sont même qualifiés de scandales géologiques, suite aux quantités et à la variété des ressources de leur sous-sol. Le Ghana et l'Afrique du sud regorgeraient 40 pour cent de réserves mondiales de l'or ; la RD Congo et le Togo regorgeraient, eux, 60 pour cent de réserves mondiales de cobalt. L'Afrique disposerait, en exclusivité, d'importants gisements miniers qui sont très prisés en ce moment, tel le coltan (tentacule) qui est utilisé dans la téléphonie mobile. Le Nigéria, l'Angola, la Lybie, le Gabon, le Congo, etc. sont de grands producteurs du pétrole. Le Tchad, la Guinée Equatoriale, etc. ont à peine commencé à exploiter le pétrole qui est resté enfoui dans leur sous-sol.

En ce qui concerne les ressources forestières, l’Afrique disposerait (encore) de vastes étendues de forêts, malgré la forte déforestation dont elle souffre de la part des ménages qui doivent se procurer des bois de chauffe ou pratiquer l’agriculture sur brûlis, mais aussi de la part des entreprises étrangères qui viennent y chercher des essences de grande valeur. On trouve en Afrique le deuxième plus vaste bassin forestier au monde, le bassin du Congo, le premier étant l’Amazonie en Amérique latine. S’agissant du sol, l’Afrique dispose aussi de grandes réserves de terres agricoles qui commencent d’ailleurs à attirer plusieurs investisseurs (Arezki, Deininger et Selod 2012). On parle déjà, à ce sujet, d’une nouvelle colonisation de l’Afrique à travers l’achat des terres arables par les grandes puissances (Cordeiro 2010).

On peut multiplier les exemples qui montrent que l’Afrique est dotée de ressources nécessaires pour pouvoir se développer, et pour pouvoir offrir à ses intellectuels des meilleures conditions de vie et de travail. Mais pourquoi, en dépit de ces potentialités, ces migrations des cadres ?

Deux approches théoriques permettent de comprendre la persistance voire l’aggravation du phénomène de l’exode des cerveaux (Adredo 2000). L’approche néo-classique, que nous qualifions de positiviste, considère que l’exode des cerveaux est une conséquence de l’incapacité de l’Etat et des structures économiques des pays d’origine à offrir suffisamment d’emplois à la population en âge de travailler en général, et à celle détentrice des qualifications professionnelles en particulier. Le chômage qui en résulte et qui frappe une bonne proportion de cette population conduit à une sous-rémunération de ceux qui travaillent, selon la loi de l’offre et de la demande, d’où cette propension à partir là où l’on espère trouver un travail plus rémunérateur, là où sa force de travail est mieux rémunérée (Todaro 1976). Les migrations en général, et l’exode des cerveaux en particulier seraient donc un mécanisme qui devrait permettre aux personnes sous-employées ou aux chômeurs de rentabiliser leurs qualifications professionnelles dans les milieux où la main-d’œuvre est recherchée et mieux rémunérée. Ce mécanisme permet en fin de compte une utilisation plus efficiente de la main-d’œuvre potentielle disponible dans le pays, et la ponction qui est effectuée par les migrations occasionne une augmentation de la demande de main-d’œuvre, ce qui  permet de réduire les inégalités entre l’offre et la demande, et donc de revoir les salaires à la hausse.

Au niveau mondial, les migrations internationales apparaissent comme un mécanisme de « déterritorialisation » du marché de travail, d’interconnexion des marchés de travail des pays d’origine et ceux d’accueil, de création d’un marché international de main-d’œuvre qui obéit aux exigences de la mondialisation (Dia 2005). Ainsi, les travailleurs qualifiés, comme l’ensemble des migrants, peuvent exercer soit dans leurs pays, soit dans les pays d’accueil en quête de travailleurs, plus particulièrement des travailleurs les plus qualifiés. Ces derniers permettraient un « brain gain » pour les pays d’accueil certes, mais aussi pour leurs pays d’origine : les transferts des fonds et des biens qu’ils y effectuent contribueraient au développement de ces derniers, tout comme le feraient les migrants de retour grâce aux compétences qu’ils auront acquises pendant leur séjour dans les pays d’accueil. Les migrants seraient même un « pool » dans lequel on peut puiser les ressources humaines nécessaires qui permettraient d’améliorer la qualité de la formation et de la recherche dans les universités des pays d’origine.

Cette approche soulève plusieurs questions. Peut-on admettre que les migrants sont effectivement mieux rémunérés dans les pays qui les accueillent, quand on sait que beaucoup d’entre eux exercent plutôt des emplois précaires, ou sont dans l’informel, et sont frappés de déqualification ? (Lututala 2006). De plus, les transferts que les migrants effectuent compensent-ils le manque à gagner que leur départ fait subir à leurs pays d’origine qui ont consentis des sacrifices énormes pour assurer leur formation ? S’il est vrai que les montants des transferts des migrants dépassent même l’aide publique au développement dans des pays tels que le Sénégal (Fall n.d.), le Nigeria, le Mali, le Burkina Faso, etc, il demeure que l’impact de transferts sur le développement est loin de faire l’unanimité à partir des recherches qui sont menées sur la question ici et là (Mangalu 2001). Nous verrons au point suivant que ces questions demeurent posées lorsqu’on examine les conséquences de l’exode des cerveaux. Entretemps, le phénomène contribue à creuser les inégalités entre les pays d’origine et ceux d’accueil, comme pour donner raison aux tenants de l’approche alternative centre-périphérie.   

L’approche centre-périphérie estime que l’économie mondiale est, grosso modo, structurée en deux grands pôles : celui des économies dominantes (des pays développés), et celui des économies dominées (des pays sous-développés). Cette bipolarisation est en même temps une segmentation : les économies dominantes produisent l’essentiel des biens et services consommés dans le monde entier, les économies dominées se spécialisant elles dans la fourniture des matières premières nécessaires pour la production de ces biens.  Cependant, les « échanges » entre les deux grands pôles économiques ne se font pas nécessairement selon les lois du marché, notamment parce que ce sont les acheteurs, les pays développés, qui dictent les prix d’achat des matières premières même si, comme c’est le cas de l’OPEP, les producteurs unissent leurs efforts pour résister à ce dicta. En conséquence, les pays sous-développés ont toujours des économies fragiles, incapables de leur procurer des revenus suffisants et stables pour atténuer la pauvreté, et tous les autres maux dont ils souffrent : corruption, mal gouvernance, etc.

Ces maux sont autant d’éléments du contexte qui favorise et sous-tend les migrations des pays pauvres vers les pays riches.  En effet, c’est effectivement pour sortir de la pauvreté grâce à l’exercice d’emplois plus rémunérateurs que les personnes quittent, souvent malgré elles,  leurs pays pour aller là où ils espèrent trouver ces emplois. Ils partent parce que le contexte politique et économique dans leurs pays ne permet pas de bénéficier des conditions favorables à l’exercice d’emplois rémunérateurs. Lorsqu’on interroge les migrants en général et les migrants qualifiés en particulier sur les motifs de leur migration, et sur les préalables nécessaires à un retour éventuel, les réponses obtenues se rapportent à ce contexte : avoir de meilleures conditions de travail, bénéficier de salaires compétitifs et permettant de mener une vie décente, vivre dans un environnement politique et social qui permet la liberté d’expression et de pensée, garantir à tous les citoyens la paix, la sécurité, et l’exercice des droits démocratiques,  combattre la corruption, le favoritisme et le népotisme sous toutes leurs formes (Prah 1989 :65). 

Pour ce qui est de l’exode des cerveaux plus particulièrement, il faut distinguer les cadres en formation et ceux qui ont déjà achevé leurs études (Unesco 2004). Les cadres en formation sont ceux qui partent dans les universités du Nord ou d’autres pays dotés de meilleures infrastructures universitaires pour y poursuivre leur formation. En effet, plusieurs universités africaines n’assurent pas une formation de qualité. L’absence de financements conséquents de la part des Etats ne permet pas d’avoir des bibliothèques bien étoffées, des laboratoires bien équipées et modernes, des résidences estudiantines adéquates, des enseignants bien motivés et toujours disponibles, des programmes d’enseignement très variés et répondant à la demande, bref des conditions nécessaires voire minimales pour une bonne formation, un épanouissement intellectuel et des diplômes très valorisés. Les études post-universitaires, en particulier, qui exigent des infrastructures de recherche de haut niveau, nécessitent souvent que les doctorants s’exilent vers les pays et universités les plus nantis. 

Les statistiques montrent qu’un bon nombre d’étudiants qui partent en formation ne reviennent pas à l’issue de leurs études. Les raisons évoquées sont les difficultés de réinsertion dans leurs pays et universités d’origine, les difficultés d’insertion de leurs enfants qui sont nés à l’étranger pendant la formation, et l’absence d’infrastructures de recherche qui puissent leur permettre de s’épanouir scientifiquement. Le retour au pays suppose en effet une réduction drastique du pouvoir d’achat et d’affronter des conditions de vie plus rudes. Il ne s’agit pas seulement des conditions économiques, mais aussi de la paix sociale, de l’absence des troubles sociaux,  de guerre, des tracasseries policières, des facilités bancaires, etc. On peut ajouter à cela les attentes des membres de la famille élargie vis-à-vis de ceux et celles qui auront passé des années dans les pays du Nord. Beaucoup sont ceux qui ne sont pas capables d’affronter ces conditions.

En ce qui concerne les cadres déjà formés (Professeurs d’université, médecins, ingénieurs, infirmiers), les raisons qui les poussent à partir sont d’abord d’ordre existentiel et la frustration. Ces cadres comparent leurs salaires non pas seulement à ceux qui sont payés dans les universités d’autres pays, mais aussi à ceux d’autres catégories professionnelles, telles que les membres du gouvernement ou d’autres institutions politiques et étatiques. Les écarts sont énormes et difficilement justifiables,  comme c’est le cas de la RD Congo où un député, quelque soit son niveau d’études, a un salaire de plus ou moins 4 000 USD alors que celui d’un professeur d’université détenteur d’un doctorat, ne dépasse pas 1 200 USD, y compris la prime qui lui est versée à partir de la « contribution des parents ». Cela frustre les professeurs, qui voient leurs anciens étudiants, devenus ministres ou députés, gagner des salaires trois fois plus élevés que les leurs.

Ces cadres partent aussi à cause, une fois de plus, des piètres conditions de travail, qui ne leur permettent pas de s’épanouir sur le plan scientifique, de contribuer plus efficacement à la production des connaissances, de valoriser les connaissances qu’ils ont accumulées tout au long de la réalisation de leurs recherches doctorales.  Avec des équipements de laboratoire vétustes, des bibliothèques pauvres et étalant un fonds documentaire plutôt vieux, l’absence de débats scientifiques (séminaires, colloques, équipes de recherche), le faible niveau de formation et de culture générale des étudiants, les Professeurs dans plusieurs universités africaines sont réduits à débiter les notes de cours dans des amphithéâtres pleins à craquer. Ils ont alors l’impression de perdre leur temps, ce d’autant plus que les résultats de leurs recherches, lorsqu’ils arrivent à les faire, n’intéressent généralement pas les décideurs politiques et ne sont donc pas valorisées.

La situation politique que traversent les pays africains pousse aussi les compétences universitaires à partir. Entre 1990 et 2005, par exemple, 23 pays africains, soit près de la moitié, ont connu des conflits socio-politiques et des guerres.  Récemment (en 2011), la crise qu’a connue la Côte-d’Ivoire a conduit à des destructions et des pillages des infrastructures de recherche dans les universités (bureaux des Professeurs, bibliothèques, auditoires, etc.), au point où celles-ci n’ont pas pu fonctionner pendant l’année académique en cours en vue d’être réfectionnées, contraignant les professeurs dans un chômage déguisé. Au Sénégal, depuis la rentrée d’octobre 2011, les enseignements sont restés suspendus pendant toute la période électorale, suite au climat délétère qui a prévalu dans le pays pendant cette période, mais aussi d’une grève des enseignants réclamant l’amélioration des conditions de vie et de travail. En RD Congo, les universités publiques connaissent presque chaque année une suspension des enseignements, utilisée comme mode de revendication pour l’amélioration des conditions de vie et de travail.

 

Un « marché mondial de matières grises »

 

Dia (2005) a établi une analogie très intéressante entre le marché mondial des matières premières et celui des matières grises. En effet, la mondialisation impose une compétition très rude entre entreprises, en vue d'offrir des produits de meilleure qualité. D'où la nécessité de recourir à une main-d’œuvre qui permette de réaliser des avantages comparatifs. Par ailleurs, dans le cadre des économies du savoir, les entreprises doivent utiliser une main-d’œuvre hautement qualifiée. Les industries électroniques, par exemple, recherchent des cadres qui maîtrisent les technologies de pointe. D'où une forte demande personnel qualifié que les pays développés ne peuvent satisfaire entièrement qu'en ayant recours à la migration, à cause du vieillissement de leurs populations. Ainsi se mettent en place des conditions qui favorisent cet exode ; et ce, d'autant plus que toute personne ayant des qualifications professionnelles est toujours très recherchée sur le marché d'emplois. En conséquence, elle vend sa force de travail à des « prix » compatibles à son niveau de qualification. Et lorsque sa force de travail n’est pas suffisamment rémunérée, il s’ensuit une propension à migrer là où il espère une plus grande valorisation de ses qualifications. On peut citer l’exemple des footballeurs africains qui sont très nombreux dans les clubs européens où ils sont nettement mieux rémunérés que lorsqu’ils pratiquaient le football amateur dans leurs pays d’origine.

L’exode des cerveaux africains est donc un phénomène à la fois voulu par les migrants potentiels, et voulu et  entretenu par les pays du Nord, comme le montrent les politiques migratoires qui y sont mises en place. Nous évoquons deux exemples pour l’illustrer, celui de l’Union européenne et celui du Canada. Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile, adopté en 2008, stipule clairement qu’il importe « d’organiser l’immigration légale en tenant compte des priorités, des besoins et des capacités déterminés par chaque Etat membre et favoriser l’intégration ». Le Pacte précise que cet engagement doit se traduire par l’admission d’un nombre d’immigrants professionnels en fonction des besoins des marchés du travail ; par le renforcement de l’attractivité de l’Union Européenne pour les travailleurs hautement qualifiés, bref par une immigration choisie. L’application de ce Pacte conduit à des situations pour le moins saugrenues. Ainsi, par exemple, les musiciens qui doivent se produire dans les grandes salles reçoivent facilement leurs visas (parce qu’ils génèrent des revenus imposables) que des Professeurs d’université qui sont invités à participer à des conférences scientifiques dont la rentabilité financière n’est pas évidente et directe. Ces derniers entrent, à la limite, dans la catégorie d’immigrants indésirables, pour lesquels le Pacte demande une lutte sans merci, notamment par un contrôle sévère des visas et des infiltrations au niveau des frontières, etc. Ces situations sont vécues dans presque tous les pays africains.

Bien avant l’Union européenne, le Canada, la Nouvelle Zelande, les Etats-Unis d’Amérique avaient déjà opté pour cette immigration choisie (Lochhead et Mackenzie 2005). Le Québec, par exemple, a mis en place une « politique séduisante »  consistant à favoriser l’immigration au Québec à travers 1) un système d’enseignement et de recherche de qualité qui attire les étudiants étrangers ; 2) la reconnaissance des diplômes délivrés à l’étranger pour faciliter l’intégration professionnelle des immigrants ; 3) une politique d’emploi qui prend en compte les contraintes familiales ; 4) une accélération du traitement des demandes de visa (Lochhead et Mackenzie 2005). Une grille de sélection est appliquée depuis 1968 pour attirer les immigrants qualifiés. La motivation de cette politique est double : 1) faire face au problème de vieillissement de la population québécoise et donc de doter cette province canadienne d’une main-d’œuvre qualifiée nécessaire à la production des biens et des services ; et 2) favoriser la non-disparition de la langue française.

En fait, cette grille de sélection est d’application dans l’ensemble du Canada pour les mêmes raisons, mais avec des pondérations différentes en ce qui concerne l’argument linguistique.  La grille de points ci-après montre bien l’importance qui est accordée à l’immigration de la main-d’œuvre qualifiée dans la politique migratoire canadienne (Tableau 3). On y observe qu’entre 1972 et 1994, il y a eu peu de changements qui ont été apportés aux critères, et que ce sont le niveau d’études et la qualification professionnelle qui sont les critères les plus importants pour admettre un immigrant. Il faut aussi relever l’importance accordée à l’âge, tant il apparaît que les immigrants à admettre au Canada devaient avoir les âges dits d’activité. Y sont donc exclues toutes les personnes qui approchent les âges d’inactivité ou de la retraite (généralement 65 ans). En 2002, on constate que la qualification professionnelle compte pour 50 pour cent de points à acquérir pour être admis à l’immigration au Canada. C’est même 70 pour cent de points si l’on considère le minimum à acquérir (les points de passage).  Ceci montre suffisamment l’importance qui est accordée à la qualification professionnelle.  Et ceci est explicitement énoncé dans la nouvelle Loi canadienne sur l’immigration qui se propose d’abord et avant tout « d’ouvrir grande la porte aux travailleurs qualifiés » (Parant 2001).

 

Tableau 3 : Système de points d'appréciation pour la sélection des immigrants

 

Critères

Points

1972

1994

2002

Etudes

12

16

16

Préparation professionnelle

15

16

19

Expérience professionnelle

8

8

30

Profession « en demande »

15

10

-

Profession désignée

10

10

-

Lieu d’établissement

5

-

-

Age

10 (18-35 ans)

10 (21-44 ans)

10 (21-45 ans)

Connaissance Anglais + Français

10 (les deux)

5 (une seule)

15 (les deux)

9 (une seule)

15 (les deux)

12 (une seule)

Adaptabilité

10

10

10

Parent au Canada

5

5

-

Maximum

100

100

100

Points de passage [minimum à acquérir]

50

70

70

Source : Parant (2001)

 

En ce qui concerne les Etats-Unis d’Amérique, nous assistons depuis un certain temps à une politique volontariste de faire immigrer la main-d’œuvre qualifiée à travers le système bien connu de lotto.

 

Quelles conséquences pour l’Afrique ?

 

Les conséquences de la fuite des cerveaux ont été évoquées par plusieurs chercheurs et organismes. L’Unesco (2004) en a fait une analyse plus détaillée, en distinguant quatre types de conséquences : les pertes en ressources humaines, les pertes financières, les pertes économiques, et les pertes politiques.

Le développement d’un pays dépend essentiellement de trois facteurs : les ressources naturelles, les ressources humaines (Unesco 2004) et les ressources financières. Les économistes utilisent la trilogie nature-travail-capital pour désigner ces facteurs de production. L’Afrique, qui est confrontée au problème de développement, a donc énormément besoin de ces éléments. Mais c’est le facteur ressources humaines qui est le plus important, car c’est lui qui permet de mettre en valeur les ressources naturelles, et par conséquent de générer le capital nécessaire pour soutenir cette mise en valeur. Et comme le disait Federico Mayor, l’ancien Directeur général de l’Unesco, « le gap entre pays du Nord et ceux du Sud est un gap du savoir » (Federico Mayor dans Unesco 2004 ; voir aussi Tapsoba 2000).

La première conséquence de l’exode des cerveaux est donc de priver l’Afrique d’une bonne partie de sa ressource la plus importante pour son développement, compromettant ainsi ce dernier.  Le développement, en effet, est un processus d’amélioration des conditions de vie, ou son résultat. Ce processus commence par s’interroger sur son existence, et ses conditions de vie, pour ensuite identifier des solutions susceptibles de les améliorer, et enfin réunir les moyens, financiers ou autres, nécessaires pour mettre en pratique les solutions envisagées. Il faut des « têtes pensantes » (Tapsoba 2000) pour mener cet exercice intellectuel. Si l’Afrique doit perdre 1/10e de ces ressources humaines qualifiées, et peut-être les plus qualifiées, on peut comprendre qu’elle ne puisse pas arriver à trouver des solutions originales aux multiples problèmes liés à l’alimentation, ou qu’une bonne partie de sa population n’accède pas à l’eau potable.

Par ailleurs, il est bon de rappeler que c’est en Afrique que les besoins en personnel qualifié sont les plus importants. Dans le domaine de la santé, par exemple, 1 enfant sur 10 meurt avant d’atteindre un an, et selon les statistiques de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le nombre moyen de médecins pour 1000 habitants ne dépasse pas 1 en Afrique sub-saharienne.  Il est, par exemple, de 0,03 au Tchad, au Burundi ; de 0,10 en Zambie, au Zimbabwe, en Guinée, en RD Congo, en Angola ; de 0,20 au Cameroun, de 0,70 en Afrique du sud, pour ne citer que ces pays. Dans les pays développés, il tourne autour de 3 à 4.  En ce qui concerne l’éducation, le nombre d’étudiants par enseignants au niveau supérieur dépasse 50 pour cent, soulignant ainsi le déficit en enseignants dont souffrent les universités africaines.

La marginalisation de l’Afrique dans la production du savoir est une autre conséquence de l’exode des cerveaux africains. Ce dernier crée une pénurie qui est difficile à combler, et qui a comme incidence le fait que certains enseignements ne sont pas assurés par un personnel qualifié.  La détérioration de la qualité de la formation qui en résulte est généralement reconnue et déplorée. Beaucoup d’étudiants d’aujourd’hui ont des difficultés à argumenter, à parler et écrire correctement la langue officielle de travail (anglais, français, portugais), à avoir une culture générale, à poser des problèmes et leur trouver des solutions originales. Et les employés se plaignent de la faible employabilité des diplômés que les universités versent sur le marché d’emploi.  Il n’est donc pas surprenant, dans un tel contexte, que la majorité des universités africaines ne soient pas classées sur la liste des universités du monde. Elles sont, comme dit le chercheur congolais Kä Mana, des anti-universités, parce qu’elles se caractérisent par tout ce qui est contraire à l’excellence universitaire : monnayage des cotes, luttes tribales, négligence des enseignements, etc. (cf. Mulumba Kabwayi 2011). 

L’impact de l’exode des cerveaux sur la recherche est encore plus critique. En effet, à partir de données sur les articles (articles, notes, revues) qui sont publiés dans 3 046 revues avec évaluation des pairs, et qui sont répertoriés dans la base de données Ulrich, Gingras et Mosbah-Natanson (2010:150) ont montré qu’en 2004, l’Afrique n’a contribué qu’à concurrence de 1,8 pour cent à la production mondiale des connaissances en sciences sociales, contre 43,8 pour cent pour l’Europe, 37 pour cent pour l’Amérique du Nord, 8,6 pour cent pour l’Asie, 4,7 pour cent pour l’Amérique latine, et 4.2 pour cent pour l’Océanie. Evidemment, l’exode des cerveaux n’est pas le seul facteur d’explication de ces faibles performances, il y contribue avec d’autres facteurs qui lui sont liés. Ainsi, par exemple, l’absence des budgets de la recherche conduit à la morosité de la recherche et à l’exode des chercheurs qui voudraient bien se valoriser et contribuer au développement de leur pays, à travers la recherche.

L’exode des cerveaux occasionne aussi d’importantes pertes financières. Ces pertes sont généralement estimées en considérant le coût de la formation dans les pays d’origine. Un des travaux les plus récents en la matière est celui de Mills et al (2011) qui ont estimé à 2 milliards de dollars les pertes financières que les pays africains où le taux de prévalence du VIH/SIDA est supérieur ou égal à 5 pour cent (Zimbabwe, Kenya, Ethiopie, Malawi, Nigeria, Afrique du Sud, Tanzanie, Ouganda, Zambie) subissent à la suite de l’exode de leurs médecins en Australie, au Canada, en Grande Bretagne, et aux Etats-Unis d’Amérique. On doit noter, en passant, que l’étude ne concerne que les pays anglophones d’origine et d’accueil des migrants africains ; ce qui interdit une généralisation des résultats à l’ensemble des pays africains.  Elle dévoile néanmoins un ordre de grandeur qui renseigne bien sur l’importance de ces pertes. L’étude montre aussi que suite à cet exode des médecins en provenance de l’Afrique, les pays qui en sont bénéficiaires font d’importantes économies liées à la formation de cette catégorie de spécialistes : 621 millions de dollars pour l’Australie, 384 millions pour le Canada, 2,7 milliards pour la Grande Bretagne, et 846 millions pour les Etats-Unis d’Amérique (Mills et al 2011).

Cette façon d’estimer les pertes financières encourues par les pays d’origine des migrants qualifiés ne nous paraît pas satisfaisante. En effet, la rentabilisation d’une formation se fait pendant plus ou moins trente années de vie active, à travers les services qui sont rendus, ou les impôts qui sont payés à l’Etat. Il ne s’agit pas seulement d’estimer les coûts de la formation. Mais comment quantifier, par exemple, la formation qu’un Enseignant assure, pendant 30 ans, à des centaines d’étudiants chaque année ? Ou les soins de santé qu’un médecin administre à des dizaines de malades chaque jour ? De même, en estimant les montants qui sont épargnés dans la formation des cadres par les pays d’accueil, grâce aux gains qu’ils tirent des débauchages des cadres formés par les pays d’origine, on ne prend pas en compte la contribution de ces derniers à l’économie de ces pays qu’ils ont choisi d’habiter. Nous pensons aux contributions financières relatives au loyer, à l’alimentation, à l’habillement, aux loisirs, aux impôts, etc. De telles études cherchant à évaluer les coûts et les bénéfices des migrants internationaux avaient été entrepris dans les années 1980. Mais depuis lors, elles n’ont pas été poursuivies.

L’exode des cerveaux occasionne aussi des pertes économiques. Il s’agit du fait que les pays africains souffrent d’une insuffisance de cadres qualifiés pour sortir d’une économie de rente, celle qui se cantonne dans l’extraction puis l’exportation des ressources naturelles, notamment minières et pétrolières, dans une agriculture vivrière, et dans une industrialisation embryonnaire.   La conséquence en est le faible poids des économies africaines sur le plan mondial : l’Afrique ne contribue qu’à concurrence de 1 pour cent au PIB mondial, de 2 pour cent au commerce mondial et de 2 à 3 pour cent des investissements directes (Hugon 2009).  S’il est vrai que le manque de volonté politique et la mal gouvernance des Etats en est l’explication première, le manque d’une masse critique de cadres qualifiés y contribue aussi. Ces derniers pourraient, par exemple, transformer l’agriculture vivrière en une agro-industrie, ou transformer sur place les matières premières extraites en produits finis.

L’exode des cerveaux prive enfin l’Afrique de cadres recherchés pour gouverner les institutions étatiques. L’UNESCO (op.cit) pense même que les migrants qui partent font partie de cette élite intellectuelle qui est frustrée à cause de la manière dont les dirigeants politiques en place gouvernent le pays, et qui refuse des compromissions  ou des alliances contre nature avec eux.  Ils partent donc parfois pour éviter de se mettre à contester le pouvoir et de mettre leur vie en danger, laissant la gouvernance de leurs pays entre les mains des personnes dont ils critiquent la gouvernance, le patriotisme, etc. Dans certains cas, ce sont les dirigeants eux-mêmes qui poussent à l’exil ceux  des cadres qui peuvent contester  leur pouvoir, afin qu’ils aient les mains libres dans la manière de gouverner et de piller les ressources du pays. Ils poussent aussi les cadres à s’exiler, car ceci constitue une solution au poids économique que les chômeurs, les laissés pour compte, font peser sur leurs mandats politiques.

 

Que faire ?

 

Stopper l’exode des cerveaux en Afrique est une mission impossible. Tout le monde semble y trouver son compte. Les cadres qualifiés en sont à la fois « victimes » et acteurs. Ils sont partagés entre le souci qui les habite de rester dans leurs pays pour y contribuer au développement, et la nécessité voire l’obligation de s’exiler, pour les raisons que nous avons examinées ci-haut. Certains migrants qualifiés qui ont été rencontrés estiment même qu’ils contribuent mieux au développement de leur pays en étant à l’étranger (Dia 2005 ; Prah 1989). Il faut donc rechercher des solutions idoines qui permettent de tenir compte des intérêts des différents acteurs.

Kouame (2000) a regroupé en deux grandes catégories  les solutions préconisées pour faire face à l’exode des cerveaux en Afrique : soit favoriser le retour des migrants, soit les associer au développement de leurs pays à partir des pays où ils se trouvent. La première solution consiste à pousser les migrants à rentrer dans leurs pays d’origine à travers cinq mécanismes complémentaires. Le premier mécanisme est de tenter un renversement des tendances (RBD – reverse brain drain). Il s’agit de recruter des migrants qualifiés et de leur confier des postes dans leurs pays d’origine. Cette solution aurait été appliquée dans quelques pays asiatiques, notamment la Corée, et de l’Europe de l’est (Kouame, op.cit). Dans les années 90, la Banque mondiale l’avait aussi tentée, quoique dans une moindre mesure et pour d’autres raisons, lorsqu’elle a poussé certains de ses propres professionnels à retourner dans leurs pays d’origine pour y occuper le poste de Premier ministre (André Milongo au Congo, Nicéphore Soglo au Bénin, Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire). En RD Congo, Laurent-Désiré Kabila a recruté certains cadres de l’AFDL (Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo) qui a renversé le Président Mobutu au sein de la diaspora congolaise. Cependant, ce mécanisme ne permet pas le retour d’une masse critique de migrants qualifiés.

Le deuxième mécanisme consiste à accorder des facilités financières aux migrants en vue de préparer leur réinsertion professionnelle et donc de susciter leur retour. Le Sénégal, dans ses politiques sur la gestion des migrations, a mis en place des facilités de crédit et d’insertion socioprofessionnelle pour favoriser le retour des « Sénégalais de l’étranger », et plus particulièrement ceux qui sont en situation irrégulière (Diene 2011). Les limites de ce mécanisme ont été montrées par Fall (n.d.) : les migrants n’envisagent généralement pas un  retour définitif, préférant vivre dans une ubiquité résidentielle entre les pays d’origine et les pays d’accueil où ils se trouvent (Lututala 2006). Par ailleurs, le contexte politique et socio-économique dans plusieurs pays, annihile la volonté des migrants de ces pays d’y retourner définitivement ; tout au plus se contentent-ils à y effectuer des brefs séjours pour des vacances, des affaires, ou des raisons familiales. Habitués dans leurs pays d’accueil à certaines valeurs que beaucoup de pays d’origine doivent encore conquérir, les migrants ont des difficultés à se réinsérer dans un contexte aux multiples pesanteurs, même pour y évoluer dans le secteur informel.

La deuxième catégorie de solutions, qui semble la plus expérimentée, consiste à impliquer les migrants au développement de leurs pays à partir des pays où ils se trouvent, à travers trois mécanismes principaux. Le premier est celui, encore une fois, des « initiatives de codéveloppement ». L’Agence Française pour le Développement (AFD), par exemple, octroie des facilités financières aux migrants, notamment ceux du Maroc, du Mali, du Sénégal, qui veulent créer des Petites et Moyennes Entreprises (PME) (AFD 2010). Ces programmes vont jusqu’à donner aux migrants une formation à la création et à la gestion des entreprises, entre autres. Au Sénégal, le projet « initiatives de codéveloppement » donne aussi un appui pour favoriser « la mobilité physique ou virtuelle de l’expert sénégalais » pour qu’il puisse apporter son expertise à des structures locales qui en font la demande, ainsi que de moyens logistiques pour rendre possible son intervention (Diene 2011). 

Ces initiatives favorisent aussi le transfert par les migrants des fonds et des biens, l’hypothèse étant que ces derniers compensent les diverses pertes que leurs pays d’origine subissent de par l’exode de leur main-d’œuvre qualifiée, et contribuent alors au développement de ces pays. Plusieurs études sont menées pour vérifier la pertinence de cette solution. Ces études montrent que les montants des transferts de fonds effectués par les migrants sont effectivement importants ; ils sont aussi importants si non plus que ceux de l’aide au développement que ces pays reçoivent des pays développés (Fall, n.d.:12). On sait aussi qu’il existe un lien direct entre le fait de transférer des fonds et le niveau d’instruction des immigrants : plus un immigrant est instruit, plus il transfère des fonds dans sa famille d’origine restée au pays (Mangalu 2011). Mais certaines études montrent que les immigrants les plus instruits ne transfèrent pas ou transfèrent moins souvent et moins de fonds que ceux qui sont relativement moins instruits. L’explication qui en est donnée est que la forte instruction, ou qualification, favorise l’intégration des immigrants ; or les immigrants qui ont résidé plus longtemps dans leur nouveau pays de résidence (Mangalu parle de plus de dix ans) ont tendance à être moins rattachés à leur pays d’origine, surtout lorsque celui-ci ne présente pas de bonnes perspectives économiques (Mangalu 2011), et donc à remettre en cause l’utilité de transférer des fonds. En effet, les migrants effectuent des transferts pour trois raisons : 1) l’altruisme, ou le souci de contribuer à la survie des membres de leurs familles qui sont restés au pays (Lucas et Stark 1985 dans Mangalu 2011), 2) une reconnaissance vis-à-vis de la famille pour sa contribution,  notamment financière,  qui a rendu possible la migration (Naiditch 2009 dans Mangalu 2011), et 3) toutes sortes de raisons d’intérêt personnel notamment préparer son retour, rétribuer les membres de familles qui gèrent les biens envoyés ou laissés par les immigrants, etc (Gubert 2007 dans Mangalu 2011). Ces trois raisons perdent leur pertinence  lorsque le migrant s’insère durablement dans son pays d’accueil.

Le deuxième mécanisme est celui de favoriser les transferts des compétences et de l’expertise que les migrants acquièrent durant leur séjour à l’étranger. Les programmes MIDA (Migrations pour le Développement de l’Afrique) de l’Organisation internationale des Migrations (OIM) et TOKTEN (Transfert of Knowledge Through Expatriate Nationals) du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) ont été mis en place dans ce but. Il s’agit d’impliquer les migrants qualifiés dans le renforcement des capacités des institutions qui en font la demande. Ces programmes ont surtout été appliqués dans l’enseignement universitaire : les migrants reçoivent un appui pour rentrer momentanément dans leurs pays d’origine en vue d’assurer des enseignements (et parfois quelques recherches) dans l’une ou l’autre université.

Nous avions montré ailleurs les limites de ces programmes (Lututala 2006). Les migrants-missionnaires qui rentrent dans les universités pour y contribuer à la formation et à la recherche avouent avoir d’énormes difficultés pour travailler dans des conditions aussi précaires : absence d’intrants chimiques, matériels de laboratoire obsolètes, auditoires non sonorisés et non climatisés mais bondés d’étudiants, accès à l’Internet très limité, etc.

Le troisième mécanisme consiste à créer des centres d’excellence dotés d’infrastructures nécessaires (Kaboret 2000) pour « l’accueil des scientifiques africains de la diaspora pour contribuer, dans un cadre qui offre de bonnes conditions de travail et d’épanouissement, à la formation, en Afrique, des cadres de haut niveau » (UNESCO 2004).  Mais combien de migrants qualifiés peut-on attirer vers ces centres ? Quelle est leur capacité d’absorption des nouveaux cadres ? Par ailleurs, serait-ce une bonne politique de concentrer des investissements dans un ou quelques centres en laissant à leur triste sort la quasi-totalité d’autres institutions universitaires et de recherche ?  

Le quatrième mécanisme consiste à développer des échanges, à travers l’Internet, entre les associations des migrants et leurs pays d’origine. Ces associations sont considérées comme des courroies de transmission des besoins d’assistance exprimés par les institutions des pays d’origine, et des potentialités que les migrants peuvent mettre à la disposition de ces derniers. Ces implications virtuelles des migrants exigent cependant que l’accès à l’Internet et autres TIC soit bien développé dans les pays d’origine. Ce qui n’est pas encore le cas (Lututala 2006).

 

De la nécessité de réhabiliter les universités africaines

 

On aura vu que les solutions qui sont appliquées ne sont pas toujours pertinentes pour certaines, tandis que d’autres ont des effets plutôt limités et même discutables. Une solution semble n’avoir pas retenu l’attention des décideurs et des chercheurs : la réhabilitation des institutions d’enseignement supérieur et universitaire. Kaboret (2000:187) avait déjà proposé que « les institutions de l’enseignement supérieur soient  un dispositif-clé dans le plan stratégique de lutte contre la fuite des cerveaux et de l’utilisation des cerveaux là où ils sont ». Il estimait que ces institutions devaient permettre d’empêcher l’exode des cerveaux. Nous nous inscrivons dans cette optique, non pas pour que ces institutions  empêchent l’exode des cerveaux, ce qui est illusoire, mais pour réduire l’impact négatif de ce phénomène.

En effet, si l’exode des cerveaux a un impact négatif considérable dans les pays d’origine, c’est parce que les migrants qualifiés qui partent sont des « perles » rares dont le départ  crée un vide, un manque total de cadres dans certains domaines.  Et il en est ainsi à cause du caractère élitiste et de la crise que traversent les institutions universitaires africaines. En effet, les conditions de vie et de travail dans ces universités sont telles que seuls les plus érudits peuvent en sortir avec un bagage de connaissances qui leur permette de bien s’insérer sur le marché de travail. Les étudiants africains dans nos universités peuvent donc être classés en deux catégories : une minorité qui excelle malgré les conditions de vie et d’études difficiles, et une grande majorité qui n’arrive pas à vaincre ces pesanteurs. Ainsi, les risques sont grands pour que ces étudiants excellents terminent leurs études et soient happés par les pays développés, laissant dans les institutions nationales, y compris dans les universités, une majorité de diplômés dont le piètre rendement professionnel est souvent déploré.  Il faut donc en arriver à ce que tout diplômé des universités africaines ait, comme c’est le cas de ceux des universités du Nord, les capacités nécessaires pour son employabilité et pour donner de bons rendements sur le marché du travail. Ainsi, même si quelques excellents sont happés par les pays du Nord, les institutions ne souffriront pas outre mesure de cet exode qui, rappelons-le, ne peut être totalement empêché.

Pour y parvenir, il faut que les institutions de formation et de recherche universitaires soient réhabilitées,  qu’elles soient dotées d’infrastructures de recherche adéquates, qu’elles jouissent d’une bonne réputation, qu’elles développent en leur sein une culture de la recherche, afin qu’elles (re)deviennent attractives. La réhabilitation doit aussi concerner la mise en place de programmes de formation solides, et qui sont adaptés aux besoins des pays d’origine (Miralao 2010), la valorisation des résultats de recherche, l’amélioration des conditions de travail et de vie des enseignants,  non pas par des interventions ponctuelles des gouvernements pour étouffer les grèves et autres mouvements de revendication, mais à travers des plans de carrière de la fonction enseignante et de chercheur.

 

En conclusion

 

L’exode des cerveaux est une dimension des migrations internationales qui ne peut plus être ignorée, de par son ampleur et ses conséquences dans les pays d’origine des migrants en général et des pays africains en  particulier. Il prive, en un mot, le continent de ressources humaines, financières, économiques et politiques importantes. Et les contributions des migrants au développement de leurs pays d’origine ne semblent pas compenser ces pertes. Les migrations handicapent donc bel et bien le développement de l’Afrique, et l’exode des cerveaux encore plus.   Ce constat est d’autant plus douloureux que l’exode des cerveaux en Afrique va se poursuivre. Parce que les uns, les néo-classiques le tolèrent, le soutiennent, le provoquent, tandis que  les autres, les dialectiques, le désapprouvent mais se résignent à le vivre. Dans les deux cas, il y a une sorte d’impuissance face aux facteurs et au contexte économique et politique qui détermine ce phénomène. Le vieillissement de la population dans les pays développés va lui aussi contribuer à l’exacerbation du phénomène, car il va nécessiter le recrutement dans les pays sous-développés, notamment de l’Afrique, de la main-d’œuvre nécessaire pour assurer la production des biens et des services.

S’il est impossible, dans le contexte actuel, d’empêcher l’exode des cerveaux en Afrique, il faut cependant rechercher les solutions pour minimiser  son impact négatif sur le développement du continent africain. Nous avons passé en revue les différentes solutions qui sont envisagées, et avons montré leurs limites.  De toutes ces solutions, celle qui consiste à réhabiliter les institutions d’enseignement et de recherche universitaires paraît comme étant celle qui peut permettre des effets positifs à large spectre. Cette réhabilitation évite en effet que l’Afrique ne « tombe en panne sèche » à cause de l’exode de ses cerveaux.   Les fonds alloués aux divers programmes pour impliquer les migrants dans le processus de développement de leurs pays d’origine, à partir de leurs pays d’accueil,  peuvent y être affectés en partie.


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17/09/2013
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