Bernard Lututala Mumpasi - Professor/researcher

Bernard Lututala Mumpasi - Professor/researcher

Migration et amélioration des conditions de vie des femmes en R.D. Congo (2013)

 

Bernard Mumpasi Lututala* et José Mangalu Mobhe*

Chapter in Maréma Touré (éditrice), Genre et migrations en Afrique, Dakar : CODESRIA


 

Introduction

 

Les migrations suscitent depuis plus ou moins deux décennies beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs, des acteurs du développement, des décideurs politiques, et des populations dans leur ensemble, qu’il s’agisse des nombreux candidats à la migration ou des ménages qui font de ce phénomène une de leurs stratégies de survie. Tout se passe comme si l’on découvrait subitement ce phénomène pourtant aussi vieux que le monde. L’être humain a, en effet, toujours migré, et l’histoire de l’humanité est jalonnée par des moments où ce phénomène a été au centre de grands bouleversements humains et géopolitiques, comme ce fut le cas avec la traite négrière, ou l’afflux des migrants européens aux Etats-Unis et au Canada au lendemain de la 2e guerre mondiale.  

Aujourd’hui, l’intérêt accordé à ce phénomène s’explique par son amplification, ses enjeux et son impact. En effet, le nombre de migrants ne cesse d’augmenter : 45 millions en  1965, 150 millions en 2000, et 230 millions en 2010 selon l’Organisation internationale des Migrations (OIM) (OIM 2010, Nations Unies 2008).  L’intérêt s’explique aussi par les enjeux de la migration : sa politisation et sa médiatisation à la suite, entre autres, des débats sur les migrations clandestines, les migrations choisies, l’exode des cerveaux, et le rapatriement des migrants. Quant à l’impact des migrations, il suscite lui aussi un grand débat qu’il faut encore trancher, sur les différents types d’impact (impact positif ou impact négatif), dans les différents milieux (milieu d’origine ou d’accueil), sur le niveau d’analyse de l’impact (macro, méso ou micro), les catégories de personnes qui sont concernées par l’impact (les hommes ou les femmes, etc), et sur l’impact lui-même.

Dans cette étude, nous avons choisi d’examiner l’impact des migrations sur les femmes, parce qu’elle rentre dans la problématique genre et migrations. Il s’agit là d’un exercice très difficile, qui pose au chercheur plusieurs défis. Le premier est celui de bien circonscrire les migrations dans le contexte du genre. Comment, en effet, les hommes et les femmes se positionnent-ils par rapport aux migrations ? Comment leurs comportements migratoires respectifs sont-ils déterminés par leurs relations sexo-spécifiques ?  C’est à partir de ces connaissances préalables que l’on peut alors comprendre l’impact qu’ont ces comportements sur la femme. Le deuxième défi est de savoir sur quels éléments portent cet impact : les relations au sein des couples, l’accès des femmes aux ressources, leur autonomisation, leur propension à migrer, etc. ?  Le troisième défi est celui de la catégorie de femmes à prendre en considération : les femmes mariées ou célibataires, les femmes migrantes ou non-migrantes, les femmes qui ont migré seules ou celles qui ont rejoint leurs maris, les femmes dont les hommes ont migré ou n’ont pas migré, etc. ? [1] 

Ces défis ne sont pas toujours pris en compte dans les études sur l’impact des migrations.  Celui-ci est souvent analysé de manière très simpliste. Cette étude tente de relever l’un ou l’autre de ces défis en se focalisant sur le cas des femmes congolaises. Parce que ces femmes sont aussi concernées par ce phénomène qui prend de l’ampleur en RD Congo, les migrations étant devenues une des stratégies pour survivre face à une crise économique et politique qui paraît chronique, en tout cas qui dure depuis l’accession du pays à l’indépendance. Parce qu’aussi aucune étude, à notre connaissance, n’a essayé de montrer cet impact tel qu’il vient d’être conceptualisé. Parce que, enfin, la RD Congo doit se doter d’une politique migratoire pour mieux gérer ce phénomène à la fois salutaire pour les ménages et les individus et problématique pour l’Etat qui se voit priver de ressources humaines nécessaires pour le développement du pays.  

Le premier point rappelle l’importance des études sur l’impact des migrations en RD Congo. Nous montrons ensuite comment les théories actuelles ne peuvent pas permettre d’avoir une bonne intelligence de cet impact. Le troisième point présente le cadre conceptuel qui s’applique le mieux à l’étude de cet impact. Il présente aussi quelques hypothèses qu’il faudrait examiner. Puis le quatrième point donne les éléments méthodologiques pour réussir cette analyse. Les résultats issus des analyses sont présentés dans un cinquième point, qui débouche sur les limites et les pistes de recherche pour les études ultérieures.

Les données utilisées dans cet article sont issues d’une enquête réalisée à Kinshasa, capitale de la RD Congo, en juillet-septembre 2007 dans le cadre du Programme « Migrations internationales, recompositions territoriales et développement dans les pays du Sud », financé par le Gouvernement français à travers le CEPED (Centre Population et Développement) sous la rubrique « Fonds de Solidarité Prioritaire ». L’acronyme de cette enquête est MAFE-Congo-1 [2]. Pour la partie congolaise, l’enquête a été conduite par le Département des Sciences de la Population et du Développement de l’Université de Kinshasa en partenariat avec le Centre de Recherche en Démographie et Société de l’Université catholique de Louvain. L’enquête s’est largement inspirée de la méthodologie utilisée par Massey et ses collègues, dans le cadre du Mexican Migration Project (MMP).

L’enquête MAFE-Congo-I a eu deux volets : l’enquête-ménage et l’enquête biographique individuelle. L’enquête-ménage était de type quantitatif et aléatoire, à un seul passage (en principe) qui a touché un échantillon de 945 ménages. Le questionnaire-ménage a été administré aux chefs de ménages ou à leurs conjoints, ou à tout autre membre des ménages adultes rencontrés dans la parcelle. L’objectif de l’enquête était de mesurer la prévalence et d’étudier les déterminants de la migration et des transferts des fonds et biens des émigrés. L’enquête biographique a été  réalisée sur 992 individus âgés de 20 à 60 ans, tirés de manière aléatoire au sein des ménages dans le but d’étudier les parcours migratoires des individus en fonction de leurs histoires matrimoniales, scolaires, professionnelles et autres. Au total, 992 biographies individuelles ont été réalisées.

Les données qui sont exploitées n’ont pas été collectées pour les besoins de cette étude et sont donc « gender blind » (Touré 2011) aussi bien sur la constitution des échantillons que sur les informations qui ont été collectées. Ceci explique les limites des analyses qui ont été faites et les résultats qui ont été obtenus. Ces derniers ouvrent néanmoins d’excellentes pistes de recherche pour un programme de recherche d’envergure sur genre et migrations en RD Congo.  

 

1. Problématique et pertinence du thème

 

La République démocratique du  Congo (RD Congo) est classée aujourd’hui parmi les pays les plus pauvres de l’Afrique, et un des trois pays africains les plus mal gouvernés [3]. L’incidence de la pauvreté est estimée à 66,3 pour cent (niveau de 2007), avec des écarts importants entre les régions : 36,4 pour cent pour la ville de Kinshasa, 87,9 pour cent pour la Province de l’Equateur. (RDC 2005). La RD Congo fait donc partie des pays où les populations souffrent le plus ; et elle a été classée par la Banque mondiale au dernier rang en ce qui concerne le climat des affaires (RDC 2005:132). 

Parmi les facteurs qui ont plongé le pays dans cette situation, nous citons : 1) la fin de l’âge d’or du cuivre, alors que ce minerai contribuait à lui seul à plus ou moins 70 pour cent au budget de l’Etat  dans les années 1970; 2) une mal gouvernance économique caractérisée notamment par de mauvaises politiques économiques, dont la zaïrianisation, qui ont eu pour effet de décourager les investissements et de faire chuter la production nationale ; 3) une mal gouvernance politique avec la confiscation de l’Etat durant 32 ans de régime dictatorial de Mobutu (1965-1997); 4) des facteurs externes tels que la hausse des prix du pétrole des au cours des années 1970, les politiques d’ajustement structurel des années 1980 ; 5) les guerres successives que le pays a connu dès le lendemain de l’accession à l’indépendance, et plus particulièrement celles dites de libération (1996-1997) et d’agression (1997-2003) ; 6) les pillages et autres destructions méchantes des biens publics et privés par les militaires et les agresseurs pendant les guerres mais aussi par la population au cours des nombreuses manifestations. 

Ces éléments ont créé un contexte politique, macroéconomique, et social qui a poussé les Congolais à s’organiser individuellement pour survivre et à compter le moins possible sur l’Etat congolais. Une des stratégies de survie a été de quitter leur pays pour aller résider momentanément ou définitivement ailleurs. Et ce sont parfois les familles qui décident des migrations de certains de leurs membres en vue de diversifier les sources de revenus (Lututala 1997, 2005 ; Mangalu 2011). L’OIM estime à 616 000 le nombre de migrants congolaise en 2000 ; ce chiffre serait passé à 445 000 en 2005, puis à 445 000 en 2010 (OIM 2010), mais ce chiffre est certainement sous-estimé car il ne prend pas en compte les migrants clandestins qui doivent être très nombreux, compte tenu des difficultés que les Congolais éprouvent pour avoir les visas d’entrée un peu partout.

L’Etat congolais semble lui aussi encourager ces émigrations pour avoir opté pour une politique de laisser-faire, quoiqu’assortie d’une certaine volonté de mieux encadrer le phénomène, comme en témoigne la création du Vice-ministère aux Affaires Etrangères chargé des Congolais de l’étranger, transformé hélas, quelque temps après sa création, en une simple Direction des Congolais de l’Etranger. Une des missions de cette Direction est d’encourager les Congolais de la diaspora à maintenir le contact avec leur pays et familles d’origine, et de favoriser ainsi leur contribution au développement du pays.

Mais l’émigration des Congolais pose un  problème qui n’a pas encore fait l’objet de débats ni par les décideurs politiques, ni par les chercheurs, ni par toutes les couches de la population congolaise : quelle politique migratoire faudrait-il pour la RD Congo ? Autrement dit, faut-il encourager l’émigration des Congolais ou non ? Pour répondre à cette question, il faut avoir une bonne connaissance des bénéfices tirés ou du manque à gagner occasionné par l’émigration des Congolais. Ceci nécessite de mener des études coûts-bénéfices ou des études sur l’impact des migrations.

Les quelques études qui ont été menées font ressortir une ambivalence sur cette question (Sumata 2004, 2005, Mangalu 2011). D’une part, l’émigration des Congolais constituerait une perte de ressources humaines qui hypothèque le développement du pays. En effet, les migrants congolais ont généralement un bon niveau d’instruction et de bonnes qualifications professionnelles (Quentin 2010, Mangalu 2011). Ils sont même relativement plus instruits et plus qualifiés sur le plan professionnel que ceux qui ne migrent pas et même que certaines populations qui les accueillent au Nord (Quentin 2010).  Leur départ du pays pour aller vivre sous d’autres cieux constitue donc une perte de ressources humaines pour la nation congolaise. Or le redressement de la RD Congo passe par une utilisation efficiente de ses ressources humaines susceptibles de transformer les nombreuses ressources naturelles dont le pays regorge. Ce sont aussi ces ressources humaines qui doivent se mobiliser pour doter le pays, à travers un vote utile, de dirigeants politiques capables de mettre en place les préalables pour mettre la RD Congo sur la voie du développement : créer le cadre macroéconomique et politique favorable aux investissements, faire participer tous les citoyens à la production des biens et des services, etc.

D’autre part, les migrants et leurs membres de famille estiment quant à eux que le contexte politique et économique ne leur laisse pas d’autre choix que d’émigrer. Ils partent parce qu’ils ne trouvent pas les emplois dans leur pays, ou que les emplois qu’ils y exercent ne leur permettent pas de vivre décemment, ou parce qu’ils veulent poursuivre des études dans les universités ayant les infrastructures et les potentialités nécessaires. Certains migrants estiment même qu’ils contribuent mieux au développement de leur pays à partir de l’étranger (Lututala 1997, 2005 ; Mangalu 2011).

La question de l’impact des migrations en RD Congo reste donc posée.  Certains l’ont abordé à travers les transferts de fonds effectués par les migrants,  leurs effets au niveau macro-économique (Sumata 2005) ou à celui des ménages (Mangalu 2011), Ils ont constaté que ces effets restent mitigés (Mangalu 2011). Il faut donc concentrer l’analyse sur d’autres mécanismes à travers lesquels les migrations contribueraient à l’amélioration des conditions de vie des membres du ménage, sur d’autres niveaux d’analyse et d’autres personnes concernées par cet impact.

Beaucoup d’études font état de la féminisation des migrations congolaises, c’est-à-dire du fait qu’il y a de plus en plus de femmes congolaises qui migrent (Quentin 2010, Mangalu 2011). Quentin (2010) précise que cette féminisation n’est pas seulement due au regroupement familial, comme le postule les théories ; elle résulte aussi du fait que les femmes sont devenues des actrices à part entière de la migration, au même titre que les hommes. Par ailleurs, elle ne s’observe pas seulement sur les flux de migrants congolais qui entrent en Belgique, mais aussi sur les demandes d’asile et de naturalisation, donc sur le processus d’intégration des migrants congolais en Belgique. Et Quentin s’interroge sur les raisons de cette féminisation.

On sait par ailleurs que les migrantes congolaises ne sont plus de simples migrantes passives, c’est-à-dire celles dont la décision de migrer relève de leurs conjoints ; certaines sont devenues des actrices à part entière de leur migration. Les entretiens recueillis par Mvuezolo (2010) auprès de migrantes congolaises rencontrées dans plusieurs villes africaines illustrent bien combien ces dernières construisent leur projet migratoire, prennent en charge les coûts de déplacement, etc. On sait également qu’elles bravent des risques insoupçonnés pour immigrer et pour rester dans les pays d’immigration du Nord (Lututala 2009), qu’elles sont relativement plus nombreuses à transférer des fonds à leurs familles restées en RD Congo que les hommes migrants congolais ; et qu’elles transfèrent plus et plus souvent les fonds que ces derniers (Mangalu 2011).

Ces éléments suggèrent d’approfondir l’analyse de l’impact des migrations congolaises dans une perspective de genre (cf. Comoé 2006). Car, si les migrations congolaises et les transferts monétaires des migrants congolais se féminisent, c’est que les femmes sont de plus en plus au cœur des processus migratoires ; elles doivent donc être concernées par l’impact sur ce phénomène. Mais comment ? 

 

2. Objectifs de l’étude

 

L’objectif poursuivi dans cette étude est d’examiner les différents mécanismes à travers lesquels les migrations influent sur les conditions de vie des femmes congolaises. Nous examinons d’abord l’impact des migrations sur le niveau de vie des femmes migrantes et non-migrantes. Etant donné que les femmes et les hommes vivent en interaction, notamment quand il s’agit de couples, nous montrerons comment cette interaction influe sur ces conditions de vie, et comment les migrations modifient cette interaction et donc ces conditions.  En référence aux recherches déjà menées sur la thématique genre et migration, nous examinons ensuite comment les migrations modifient les rapports sociaux de genre en nous focalisant sur certains éléments de ces rapports : l’accès aux ressources, l’autonomisation, la division sexuelle du travail au sein des couples, le rôle conjugal dans les couples, le statut de la femme dans la société.

 

3. Limites des théories et des approches sur l’impact des migrations

 

Les théories sur la migration souffrent de deux limites par rapport à la thématique genre et migration. La première limite est qu’elles ne prennent pas en compte la dimension genre dans l’explication des motifs qui poussent les personnes à migrer. Ou plutôt qu’elles souffrent de ce que Kaufman (2004) appelle le « réductionnisme théorique » à deux niveaux au moins. Le premier niveau est d’opposer les motivations économiques de la migration, qui seraient du ressort des hommes, aux motivations sociales et culturelles, qui seraient, elles, du ressort des femmes. Autrement dit, les hommes migrent, selon ces théories, essentiellement  pour des raisons économiques, tandis que les femmes, elles, migrent pour le regroupement familial ou d’autres raisons socioculturelles telles que fuir les contraintes culturelles, les discriminations basées sur le genre, etc.

C’est bien ce que disent la plupart des théories explicatives des migrations.  Ainsi, par exemple, Lewis (1954) considère la migration comme un facteur d’ajustement de la main-d’œuvre. Le migrant quitte le milieu rural où elle est abondante et sous-utilisée,  et où prédominent les activités de type primaire (agricole), pour aller vers les milieux urbains où la main-d’œuvre est rare et recherchée, et où prédominent les activités de type secondaire (industrielle) et tertiaire (services). Une telle théorie sous-entend que ce sont surtout les hommes qui doivent migrer, parce que la division « genrée » du travail dans les sociétés africaines est telle qu’ils sont relativement moins impliqués dans les travaux champêtres et domestiques et seraient donc sous-utilisés en milieu rural.

D’ailleurs, la formule du travail migrant, institué par les colonisateurs au tout début de la mise en exploitation des colonies, s’est inspirée de cette division « genrée » du travail, car elle consistait à faire migrer, de gré ou de force, les hommes adultes valides vers les centres urbains naissant, alors que les femmes étaient d’abord laissées dans les milieux ruraux pour s’adonner aux travaux agricoles nécessaires pour ravitailler les nouveaux centres urbains en produits vivriers, avant qu’elles ne rejoignent leurs maris dans le cadre du regroupement familial, et lorsqu’il était question de changer de politique en optant pour la stabilisation des migrants dans leurs nouveaux lieux de destination, les centres urbains (Lututala 1986).

Todaro (1973) va dans le même sens dans sa théorie des bénéfices espérés. Le migrant, dit-il, est cette personne qui décide de partir après avoir constaté que les revenus qu’il espère avoir au milieu de destination sont supérieurs à ses revenus actuels au milieu d’origine. La théorie laisse sous-entendre que ce sont les hommes qui partent les premiers parce que, eu égard à la division « genrée » du travail, ce sont eux qui doivent accéder aux ressources pour pourvoir aux besoins de la famille ; ils doivent donc passer du travail agricole non salarié prédominant dans les milieux d’origine, au travail salarié ou indépendant prédominant dans les milieux urbains. Les migrations des femmes ne s’expliqueraient donc que pour reconstituer les familles éparpillées par la migration.

Les autres modèles sont eux aussi masculinisés. Le modèle d’articulation des modes de production capitaliste et domestique (Gregory et Piché 1982), par exemple, explique la migration par le fait que les individus se trouvant dans le milieu où prédomine le mode de production domestique, qui est dominé par le mode de production capitaliste en pénétration,  auront moins de revenus pour pourvoir à leurs besoins, d’où la nécessité d’envoyer certains membres du ménage vendre leur force de travail vers les endroits où prédomine le mode de production capitaliste, plus nanti, et où ils peuvent trouver du travail, ou du travail plus rémunérateur. Or, ici aussi, ce sont souvent les hommes qui, en assumant les obligations des chefs de ménage, vont devoir partir pour vendre leur force de travail en laissant leurs conjointes au lieu d’origine. De même, dans les modèles de réseaux migratoires qui font reposer la décision de migrer, le choix de lieux d’immigration, et les moyens pour prendre en charge les coûts de la migrations sur la famille ou les réseaux sociaux, on constate que le choix des membres de famille qui doivent migrer porte souvent sur les garçons ou les hommes qui sont considérés comme plus aptes à braver les risques liés à la migration.

Toutes ces théories sont aujourd’hui dépassées. La segmentation entre travaux agricoles effectués principalement par les femmes dans les milieux ruraux et travaux salariés effectués surtout par les hommes dans les milieux urbains, ou celle entre le chômage déguisé des hommes dans les milieux ruraux et l’universalisation de l’emploi dans les milieux urbains, n’est plus de mise de nos jours. La montée du chômage dans les villes africaines (Piché Marico et Gingras 1995; Antoine et Beguy 2005) contredit l’hypothèse d’une universalisation de l’emploi dans les villes africaines. La ruralisation de ces villes, à case de la crise, contredit elle aussi l’exclusivité des emplois du secteur secondaire et tertiaire dans les villes. La crise qui sévit dans les villes africaines, et les rigueurs du marché d’emploi dans les pays développés, obligent une autre division « genrée » du travail : beaucoup de migrants dans les villes africaines et dans les pays d’immigration du Nord ne sont plus chefs de ménage que sur le plan institutionnel, le pouvoir économique revenant plutôt aux femmes qui apportent les revenus nécessaires pour assurer la survie des membres du ménage.

Par ailleurs, il est difficile d’admettre que les femmes migrent uniquement, ou peut-être principalement,  pour des raisons socioculturelles, notamment pour rejoindre leurs conjoints, comme s’il n’y avait que les femmes mariées qui migraient.  Elles décident aussi de leurs migrations, des lieux où elles veulent aller, des travaux qu’elles vont y effectuer (Mvuezolo 2010). Et certaines d’entre elles occupent des emplois fortement recherchés. Dans le cadre de la mondialisation du marché du travail, le travail d’infirmière, par exemple, a suscité et continuera à susciter une forte demande dans les pays du Nord et donc une émigration d’un grand nombre d’infirmières en provenance des pays du Sud, y compris d’Afrique, vers ces pays (Kaufman 2004).

Le deuxième niveau de la segmentation est celle de la différenciation de l’aspect économique de celle de la reproduction (Kaufman 2004). Les travaux de Gregory et Piché (1985), entre autres, ont montré que la production et la reproduction sont deux éléments d’un même processus, celui d’assurer la survie biologique et économique de la famille. Ainsi, la femme, autant que l’homme, peut aussi être le moteur du processus de production au sein du ménage, notamment, et nous y reviendrons, dans le cas où son mari est parti en migration et qu’elle est par conséquent seule à s’occuper du ménage, de la charge des enfants. De même, l’homme peut aussi prendre la charge des activités liées à la reproduction (soins aux enfants par exemple), (Kaufman 2004) ; c’est le cas notamment lorsque sa femme doit travailler et qu’il doit, lui, assurer le « baby sitter ».

La deuxième limite s’observe au niveau de l’impact de la migration. L’impact de la migration sur le développement est aujourd’hui un des thèmes de prédilection dans les études sur ce phénomène. Cet intérêt est né suite aux transferts monétaires effectués par les migrants auprès de leur ménage d’origine. Ces transferts seraient constamment en augmentation : ils seraient passés de 167 milliards USD en 2005 à 206 milliards USD en 2006 et à 308 milliards USD en 2008 (Mangalu 2011). Ils représenteraient jusqu’à 10 pour cent du PIB au Togo et au  Sénégal, 9 pour cent au Cap Vert, 8 pour cent en Gambie et en Sierra Leone, pour ne citer que ces pays. Les transferts monétaires se sont chiffrés, en valeur absolue et  en 2008, à 9,5 milliards de dollars au Nigéria, 1,3 milliard de dollars au Sénégal et 339 millions au Mali, les trois pays de l’Afrique de l’Ouest qui en reçoivent le plus (http://www.worldbank.org/prospects/migrantionandremittances). Ces montants sont, à quelques exceptions près, supérieurs à l’Aide Publique au Développement évaluée, en 2008 et pour les trois pays pris en exemple, à 1 956 millions de dollars US, 872 millions de dollars US, et 1020 millions de dollars US pour le Nigéria, le Sénégal et le Mali respectivement (ibidem). 

Les migrants congolais effectuent aussi des transferts monétaires relativement importants en direction de leurs familles restées au pays (Sumata 2002 ; Ratha, D. et X. Zhimei 2005 ; Lututala 2005 ; Mangalu 2010 et 2011). Mangalu (2010) estime les montants transférés à près de 500  USD en moyenne chaque année ; il constate que les migrants qui travaillent, ceux qui ont un niveau d’instruction plus élevé, ou ceux dont la durée de résidence dans les milieux d’accueil est plus élevée,  sont plus enclins à transférer des fonds que les autres.  Il a également observé que les migrants qui résident en Amérique et en Asie sont relativement plus nombreux à transférer des fonds et des biens à leurs ménages d’origine que ceux qui sont en Europe et surtout en Afrique. Par ailleurs, les migrantes femmes et les personnes mariées transfèrent relativement plus que les migrants hommes et les célibataires. 

Ce constat montre que le transfert des fonds et des biens par les migrants est fonction de leur  degré d’insertion professionnelle dans leurs milieux d’accueil. C’est en effet le fait d’avoir un emploi qui permet d’avoir des revenus à transférer. La probabilité d’avoir un emploi dépend à son tour du niveau d’instruction, les personnes les plus instruites ayant plus de chance d’être embauchées que celles qui sont moins instruites, ou d’avoir des emplois mieux rémunérés pour pouvoir envoyer une partie des revenus aux ménages restés au pays. Par ailleurs, la probabilité d’avoir un emploi (bien rémunéré) augmente avec la durée de résidence dans les milieux d’accueil.  Les migrants accusant une durée de résidence plus longue connaissent mieux les rouages pour se trouver un emploi ; ils ont les papiers qui leur permettent de travailler ; et ils ont eu le temps de se donner quelques qualifications professionnelles qui riment avec les exigences du marché de l’emploi des migrants. Le fait que ce soit les migrants résidant en Amérique et en Asie qui transfèrent le plus suggère donc que c’est dans ces continents que ces migrants sont relativement mieux insérés sur le marché d’emploi, qu’ils ont des niveaux d’instruction plus élevés, et que la durée de séjour est la plus longue (Mangalu 2011).

Il est intéressant de noter que les femmes migrantes transfèrent plus que les hommes migrants (Lututala 2005, Mangalu 2011). Deux hypothèses sont généralement avancées pour l’expliquer. La première est que les femmes migrantes seraient mieux insérées professionnellement et auraient par conséquent des taux de chômage plus faibles et des revenus plus élevés que les hommes migrants. Ceci peut se comprendre quand on observe les emplois que ces femmes exercent : travaux de ménage, le baby sitting, garde-malades, etc. La deuxième hypothèse voudrait que les femmes migrantes, et les femmes en général, soient plus charitables, plus responsables vis-à-vis des membres de leurs familles au pays.

Cependant, la contribution des transferts au développement des pays d’origine fait encore l’objet d’un grand débat. Certains auteurs doutent d’une contribution substantielle du fait que les ménages utilisent ces fonds plus pour la consommation, le loyer, les soins de santé, la scolarisation des enfants et moins pour les investissements et la production des richesses. Il semble par ailleurs que la modicité de ces transferts est telle qu’ils ne peuvent permettre de réaliser des investissements ayant un impact significatif sur le développement. Des auteurs ont aussi relevé que ces fonds seraient plutôt source de problèmes et de jalousie de la part des voisins et même, pour les femmes qui en reçoivent, de la part des membres de la famille de leurs maris-migrants. Enfin, les transferts monétaires sous-tendraient l’inflation, la consommation des biens de luxe, les inégalités sociales et la baisse de la productivité agricole dans les pays d’origine (Mangalu 2010). 

Par ailleurs, en se focalisant sur les transferts monétaires et des biens, la contribution de la migration au développement n’est recherchée que par rapport aux lieux d’origine des migrants où sont dirigés ces transferts. Et pourtant, la migration se caractérise par son caractère bipolaire, c’est-à-dire qu’elle met en relation deux milieux et deux populations au moins.  Le tableau n° 1 ci-dessous, construit à partir de la recension faite par Maphosa (2009) et complété par nous, indique que l’impact des migrations sur le développement est multiple, multipolaire et parfois controversé.

 

Tableau n°1 : Liens entre la migration et le développement

 

 

Impact positif

Impact négatif

O

R

I

G

I

N

E

 

  • Accroissement des revenus nationaux*
  • Accroissement des revenus des ménages et plus grande satisfaction des besoins primaires et fondamentaux*
  • Investissements effectués par les migrants
  • Transfert des connaissances et des compétences par les migrants de retour*
  • Modification de la division sexuelle et générationnelle du travail*

 

  • Baisse de la main-d’œuvre et de la production agricoles*
  • Dépendance des structures économiques traditionnelles à l’économie moderne*
  • Insuffisance alimentaire*
  • Appauvrissement et vulnérabilité*
  • Accroissement des inégalités sociales*
  • Risque de surféminité et de perturbation du marché matrimonial
  • Séparation des conjoints et monoparentalité*
  • Abandon des enfants et impact sur leur comportement
  • Pluriactivité des femmes chefs de ménage*
  • Faible applicabilité des compétences*
  • Brain Drain*

D

E

S

T

I

N

A

T

I

O

N

 

  • Augmentation de la main-d’œuvre
  • Réalisation des économies d’échelle sur les salaires
  • Dynamique démographique de la population
  • Apport des connaissances et des compétences (brain gain)
  • Plus grande productivité des travailleurs migrants
  • Propension à consommer et à épargner plus grande
  • Brassage culturel
  • Augmentation de l’assiette fiscale et des revenus nationaux
  • Libération des migrants vis-à-vis des contraintes culturelles
  • Acquisition de nouvelles connaissances, compétences, et valeurs
  • Informalisation de l’économie
  • Chômage et  sous-emploi des migrants
  • Demandes accrues des aides et services sociaux
  • Intolérance religieuse, raciale et autres
  • Banditisme et violences
  • Prostitution, vulnérabilité et propagation du VIH/Sida
  • Violation des droits de l’homme (des migrants)
  • Vulnérabilité sexuelle et économique (des migrants)

Note : * = proposé  par Maphosa

Source : A partir de Maphosa (2009) et complété par nous.

 

4. Nécessité d’une approche genre

 

Une analyse de l’impact (et de tout le processus) des migrations dans une perspective du genre doit évidemment partir des  rapports sociaux du genre. Il s’agit de voir comment la migration modifie ces rapports. Les récents travaux de Keïta (2011) et de Touré (2011) nous ont été d’une grande utilité pour y parvenir, notamment quand ils suggèrent qu’au lieu « d’opposer les rôles féminins/masculins, (…) il est préférable d’envisager les relations de genre en termes de partenariat, d’interdépendance, de coordination, pour atteindre l’équité au sein de la famille » (Keïta 2011:56). Parce qu’elle se traduit par un élargissement de l’espace de vie des membres de famille, leur séparation pour de longues durées parfois, et leur introduction dans d’autres modes de production et cadres de vie, la migration impose ce partenariat et cette interdépendance ; elle impose une modification des rapports sociaux de genre. 

Plusieurs éléments ont été avancés par ces auteurs pour expliciter ces rapports sociaux et comment ces derniers déterminent la situation actuelle des femmes en Afrique, et dans le monde. On peut retenir, pêle-mêle, la violence (violence physique, violence au foyer), la domestication de la femme (notamment à travers l’excision et toute forme de mutilation), l’exclusion ou la marginalisation des femmes du champ politique, leur faible accès aux moyens de production, leur faible accès aux moyens de pouvoir, le contrôle de leur activité sexuelle, leur mise à l’écart dans l’héritage et la succession, leur marginalisation dans la prise de décision au sein du ménage, leur relégation dans les rôles de procréation (Keïta 2011).

La migration positive, pour ainsi dire, ces rapports sociaux de genre, à peu d’exceptions près. D’abord le fait de migrer s’est lui-même féminisé. Depuis les premières études sur les migrations africaines (Coulibaly, Gregory et Piché 1980 ; Zachariah et Conde 1981 ; Adepoju 1983), les analyses descriptives montrent qu’il y a des différences en matière de migration entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les célibataires et les mariés, les instruits et les non-instruits, etc. Les différences selon le sexe révèlent généralement une surmasculinité des migrants, qui signifie que les femmes africaines en général et congolaises en particulier ont une propension à migrer plus faible que celle des hommes, ou en tout cas migrent moins que ces derniers.  Ces différences traduisent en même temps une masculinisation, à ne pas confondre avec la surmasculinité,  de ce phénomène,  qui renvoie aux rôles socioéconomiques attribués aux hommes et aux femmes par les modes de production et les systèmes sociaux en vigueur.

Cependant, la pénétration du mode de production capitaliste dans tous les secteurs de la vie économique et dans tous les milieux géographiques, ainsi que la modernisation,  affaiblissent de plus en plus cette surmasculinité ; elles conduisent non seulement à une féminisation du phénomène migratoire (Lututala 1988, Quentin 2010, Mangalu 2011), mais aussi à une surféminité dans certains réseaux migratoires. Ce qui traduit une modification des rôles socioéconomiques attribués aux hommes et aux femmes, celles-ci n’étant plus cantonnées aux travaux agricoles ou domestiques.

Par ailleurs, le départ de la femme en migration, seule ou dans le cadre du regroupement familial, devrait lui permettre d’accéder à d’autres moyens de production et d’acquérir des ressources financières et des biens nécessaires pour sa vie.  Sa présence dans les nouveaux lieux de résidence devrait pouvoir atténuer les violences physiques et au foyer dont elle est l’objet de la part de son mari. Parce que, dans beaucoup de pays d’immigration, notamment ceux du Nord, les auteurs de ces violences sont sanctionnés par la loi. La rigueur du marché du travail et des conditions de vie dans les milieux de destination des migrants, et notamment quand il s’agit des migrations internationales, impose nécessairement une diversification des sources de revenus au sein du ménage. La relégation de la femme dans le rôle de procréation n’est donc plus possible ; la nécessité de la voir contribuer aux revenus des ménages s’impose.  Et c’est même elle, parfois, qui pourvoit seule aux revenus dans le ménage. La conséquence en est que son rôle dans la procréation des enfants entre en conflit avec d’autres rôles qu’elle doit assumer (rôles de mère, de conjoint, de ménagère, d’agent économique, de partage avec les membres de la famille élargie, de solidarité avec les autres membres de la communauté, et d’autosatisfaction personnelle (Oppong 1980), ce qui contribue à la baisse de la fécondité comme le montrent les démographes.

Mais les femmes migrantes peuvent aussi souffrir d’un poids économique qui hypothèque leur bien-être. En effet, beaucoup d’entre elles exercent des « jobs » pour contribuer aux revenus des ménages, voir pour prendre totalement en charge les coûts relatifs aux loyers, à l’alimentation, à l’éducation des enfants, aux soins de santé, lorsque les maris sont au chômage.

En ce qui concerne la femme qui ne migre pas, on peut distinguer deux situations. La première est celle où la femme est laissée au milieu d’origine par son mari. Une première hypothèse serait de la considérer comme une femme abandonnée à son triste sort et sur qui repose tout le poids du ménage, voire de la famille. L’absence du mari souvent pour de longues périodes, met sur son dos toute la charge, ou presque, des enfants : leur scolarisation, leur alimentation, leurs soins de santé, etc. De par cette absence, la femme est aussi abandonnée aux caprices, et dans certains cas, aux tortures de la belle-famille, qui estime qu’elle jouit seule des bénéfices que le mari tire de la migration. Keïta (2011) a d’ailleurs montré que c’est souvent cette belle-famille, plus que le mari, qui a le plus d’emprise sur la femme.

Mais on peut positiver la situation et considérer que le départ en migration du mari permet inéluctablement de modifier les rôles sociaux en sa faveur. D’abord, l’absence de l’homme, du mari, lui épargne, pour ainsi dire, les violences physiques, sexuelles, domestiques, dont elle peut être l’objet de sa part. En deuxième lieu, cette absence augmente  son empowerment, dans sa triple dimension d’accès au pouvoir politique, social et économique (Touré 2011, Keïta 2011). Se retrouvant seule sans son mari, elle est obligée d’assumer le rôle de chef de ménage et, par conséquent, d’être la principale pourvoyeuse des ressources financières et autres au ménage. C’est pour cette raison qu’elle se verra souvent obligée de se lancer dans de petites activités entrepreneuriales (Tall et Tandian 2010) pour accroître ses revenus. Elle doit prendre les décisions qui s’imposent en ce qui concerne la gestion des fonds (y compris ceux lui transférés éventuellement par son mari-migrant), l’alimentation, l’éducation, la santé des enfants, et parfois de gérer les biens et les affaires du ménage.  L’acquisition de ce pouvoir autonomise la femme, c’est-à-dire lui donne « le pouvoir de contrôler sa propre vie et le droit d’influencer le changement social » (Keïta 2011:58), et dans sa quadruple dimension « physique (contrôle de la sexualité, de la fécondité, du corps), économique (égalité d’accès aux moyens de production), politique (droit au choix politique et à la participation à la démocratie) et socioculturelle (identité, valeurs, respect de soi) (Keïta 2011:58).

Dans le cas où l’homme et la femme sont des non-migrants, on devrait s’attendre à une persistance de la domination de la femme par son mari, sauf si le ménage a des enfants ou d’autres membres qui sont migrants, et qui effectuent des envois de fonds et des biens. Ces derniers peuvent alors influencer le comportement de leurs parents  l’un envers l’autre. Il est déjà arrivé, par exemple, que les enfants-migrants menacent de ne plus envoyer des fonds à leurs parents pour protester contre la décision de leur papa d’épouser une nième femme.

Pour ce qui est de la femme migrante de retour au pays, l’hypothèse est qu’elle connaitrait, elle aussi, une amélioration de son statut grâce au bénéfice tiré de la migration : acquisition de nouvelles habitudes, abandon de certaines contraintes socioculturelles, etc. La perspective du retour au pays conduit à « préparer le retour », pour que les conditions de vie au milieu d’origine, une fois de retour, ne soient pas trop différentes de celles qu’elle avait au lieu de destination : véhicule pour le déplacement, maison plus ou moins spacieuse, les meilleures écoles pour la scolarisation de leurs enfants, activités commerciales pour ne pas dépendre de salaires précaires, etc (Maphosa 2009). Pour celle qui n’aurait pas investi, Maphosa (ibidem) indique qu’elle dépendrait des fonds et des biens que leur enverraient les enfants qu’elle aurait laissés aux lieux de la migration. En effet, les migrants de retour ne rentrent pas toujours avec leurs enfants. Ceux-ci refusent souvent de les accompagner, surtout quand ils sont nés à l’étranger, redoutant les conditions de vie difficiles, dont ils entendent parler vaguement, qui les attendent. 

 

5. Eléments méthodologiques

 

5.1. Saisir l’impact de la migration

 

L’impact de la migration peut s’observer au niveau macroéconomique (Sumata 2005), méso, ou micro (Mangalu 2011). L’impact au niveau micro, que nous privilégions, peut s’observer sur les personnes qui vivent à l’étranger et qui y ont immigré seules ou pour rejoindre leurs maris dans le cadre du regroupement familial (migrants), ou sur celles qui ont vécu à l’étranger, et qui sont revenues par la suite vivre en RD Congo (migrantes de retour), ou enfin sur les personnes qui n’ont jamais migré (non-migrants).

Cet impact peut être déterminé en procédant à une comparaison de leur situation avant et après la migration. Cette situation est généralement observée par le chercheur à travers les enquêtes bipolaires, ou être rapportées par les membres de la famille du migrant au milieu d’origine. Relevons ici la difficulté qu’il y a pour obtenir les informations sur la situation des migrants dans leurs pays de destination auprès des membres de ménage restés au pays, parce qu’il n’est pas évident que ces derniers en soient au courant. On peut aussi comparer les niveaux de vie des migrants et ceux des non-migrants dans les pays d’accueil ou les pays d’origine. La comparaison de la situation des migrants et celle des non-migrants dans les pays d’accueil invite à beaucoup de prudence : il faut en effet un séjour de longue durée et une insertion professionnelle réussie pour que les migrants jouissent des conditions de vie comparables à ceux des non-migrants.

 

Tableau n°2 : Grille d’analyse de l’impact des migrations

 

Comparaison des niveaux

Statuts migratoires

Migrants

Migrants de retour

Non-migrants

Migrants avant et après la migration à partir du lieu d’origine

X

X

-

Migrants et non-migrants au lieu d’origine

X

X

X

Migrants et non-migrants au lieu de destination

X

X

X

Migrants avant et après la migration à partir du lieu de destination

X

X

-

 

Pour ce qui est des migrants de retour, l’observation peut se faire comme pour les migrants, c’est-à-dire en comparant leur situation au milieu d’origine et de retour avant et après la migration, l’hypothèse étant que la différence traduit ce qu’ils auraient gagné en migration ; ou en comparant leur situation à l’arrivée et un certain temps après cette arrivée au milieu de destination. Ces informations peuvent être fournies par le migrant de retour lui-même à son nouveau lieu de résidence après son retour (qui est aussi son lieu d’origine). On pourrait aussi comparer la situation du migrant de retour à celle des non-migrants au milieu d’origine, l’hypothèse étant que la différence ne résulte pas de ce qu’était le migrant avant sa migration. Et comme pour le migrant, il ne serait pas indiqué de procéder à une comparaison de la situation que les migrants de retour avaient au milieu de destination à celle des non-migrants dans ces milieux.

En ce qui concerne les non-migrants, la seule possibilité est de comparer leur situation à celle des migrants, ou des migrants de retour, l’hypothèse étant que la situation de ces derniers résulte effectivement de leur migration.

Dans ce papier, nous allons nous concentrer sur les migrants de retour, et procéder à la comparaison de leur niveau de vie à leur nouveau lieu de résidence (leur milieu d’origine où ils sont retournés) par rapport à celle des non-migrants à ce lieu. Nous aurions voulu examiner le changement de leur situation avant et après leur migration, mais les données recueillies ne le permettent pas. Ce sont en effet ces migrants de retour qui ont été enquêtés par l’enquête MAFE-I-Congo. Disons en passant que la  migration de retour en RD Congo n’est pas un phénomène marginal et nécessairement forcé (Flahaux, Beauchemin et Schoumaker 2010). D’après ces auteurs, « près de 50 pour cent des migrants sont retournés (en RD Congo) après 10 ans d’absence », et les migrants ayant été absents plus longtemps et résidant en Afrique ont été relativement plus nombreux à retourner que les migrants récents et ceux vivant au Nord (ibidem).

 

5.2. Construction de l’indicateur agrégé de niveau de vie

 

Les conditions de vie renvoient au niveau de vie. Mais comment le déterminer ?  C’est normalement à partir des revenus. Mais devant les difficultés conceptuelles, méthodologiques et pratiques de saisir le revenu lors des enquêtes dans les économies non structurées et informelles comme celle de la RD Congo, il est apparu nécessaire de construire un proxy pour l’approcher un tant soit peu. Ce proxy combine dans sa construction, les caractéristiques de l’habitat et du logement occupé par le ménage ainsi que certains indices extérieurs de richesse comme la possession de certains biens et commodités (la liste complète de tous ces items est reprise en annexe). Il s’agit en fait de créer un indice de niveau de vie à partir des biens de consommation durable dont disposent les ménages et/ou les individus ainsi que de quelques caractéristiques de l’habitat.

La plupart des études dans les pays en développement qui ont intégré le niveau de vie de ménages dans leurs modèles explicatifs ont recouru à la même approximation. C’est le cas de Dalen et al. (2005) dans leurs études sur l’Egypte, le Maroc et la Turquie. Filmer et Pritchett (1999 et 2001) ont été parmi les premiers à avoir vulgarisé cette technique dans leurs études consacrée à l’Inde et à 35 autres pays en développement. Ces deux auteurs ont dégagé la validité de cette approche sur le plan scientifique. Le même procédé a été utilisé avec succès dans les études menées dans quelques pays africains, dont le Burkina Faso (Kobiané 1998) et la RD Congo (RDC, Unicef, 2002). Kobiané (2002), par exemple, a démontré que les caractéristiques de l’habitat rendaient bien compte du profil de pauvreté ou du niveau de vie des ménages au Burkina Faso.

La technique consiste à construire un indicateur agrégé à l’aide de l’analyse factorielle des correspondances multiples (ou de l’analyse en composantes principales) en combinant tous les biens précités pour créer des facteurs orthogonaux et indépendants les uns des autres. Le premier facteur issu de cette combinaison est généralement retenu parce qu’expliquant à lui seul la plus grande part d’inertie contenue dans les variables initiales. Dans le cas de cette étude, le premier facteur expliquait à lui seul 82 pour cent de l’inertie totale contenue dans les variables initiales. Ce facteur a été par la suite isolé et a servi à calculer les quintiles. Trois groupes de ménages sont constitués : les ménages pauvres, les ménages moyens, et les ménages riches. Et nous avons attribué à chaque individu, migrant ou non, le  niveau de pauvreté correspondant à celui de son ménage d’appartenance.

 

6. Résultats des analyses

 

Quatre principaux résultats peuvent être retenus des analyses qui ont été faites…

 

  • Résultat 1 : la migration permet aux femmes conjointes d’avoir un meilleur niveau de vie

Nous comparons dans le tableau n° 3 ci-après les niveaux de vie des femmes conjointes selon qu’elles sont des migrantes de retour (FM) ou qu’elles n’ont jamais migré (FNM).  Les résultats obtenus confirment d’abord que la majorité des Congolais vivent sous le seuil de pauvreté : 62 pour cent de ménages sont en effet dans la catégorie de ménages pauvres. A titre de rappel, le PNUD estime à 66,7 pour cent le taux d’incidence de la pauvreté (cf. point I ci-dessus). Les ménages moyens représentent 20 pour cent du total, tandis que les ménages riches représentent 18 pour cent du total. Les niveaux de vie diffèrent selon le statut migratoire des femmes. Les femmes qui n’ont pas migré (FNM) ont un niveau de vie plus faible que celles qui ont déjà migré (FM). En effet, 64,9 pour cent des FNM sont pauvres, alors que la proportion des pauvres chez les FM est de 47,8 pour cent. A l’inverse, les FM sont relativement plus nombreuses dans la catégorie des riches (30,3 %) que les FNM (15,6 %). Autrement dit, il y a deux fois plus de femmes migrantes riches que les femmes non-migrantes (tableau n° 3). .

 

Tableau n°3 : Niveau de vie des femmes conjointes des migrants selon leurs statuts migratoires

 

Niveau de vie du ménage

Statut migratoire de la femme

Total

FNM

FM

Pauvre

64.9

47.8

62.2

Moyen

19.5

21.9

19.8

Riche

15.6

30.3

17.9

Total

100.0

100.0

100.0

n=934, Khi-carré=21,62 (significatif au seuil de 1 %)

 

Rappelons que le niveau de vie traduit ici un ensemble de biens possédés par les ménages, le statut du logement (locataire ou propriétaire), la qualité et le confort du logement, et la capacité à subvenir aux besoins alimentaires. Les femmes migrantes de retour vivent plus confortablement et possèdent plus de biens que celles qui n’ont jamais migré. Que ces biens aient été acquis par leurs maris ou par elles-mêmes ne change rien à l’impact de la migration sur les conditions de vie des femmes. On pourrait d’ailleurs dire que la migration pousse les maris chefs de ménage à mettre leurs conjointes et leurs enfants dans de meilleures conditions de vie. Ces biens peuvent avoir été acquis pendant que les FM étaient à l’étranger, ou après qu’elles sont rentrées dans leur pays.

 

  • Résultat 2 : les migrations permettent aux femmes d’accéder aux ressources financières

 

Les résultats qui sont présentés au tableau 3 laissent supposer que les femmes accèdent aux ressources financières nécessaires pour pouvoir acquérir les biens et vivre dans des conditions confortables, et que  les FM ont plus eu accès à ces ressources financières que les FNM.  Il y a ici deux hypothèses pour le comprendre : l’accès aux ressources financières et l’acquisition des biens peuvent avoir été effectués pendant que les FM étaient en migration, ou après leur retour. Dans le premier cas, on pourrait penser que les FM (et leurs conjoints) se sont constituées une épargne confortable pendant leur migration, laquelle leur aura permis d’acquérir les biens nécessaires à leur réinstallation. On sait en effet qu’une des préoccupations de tout migrant est de préparer le retour dans son pays d’origine. Et lorsqu’on interroge les migrants sur les conditions pour qu’ils puissent décider de rentrer dans leurs pays, ils citent généralement la nécessité d’avoir une maison confortable et certains biens utilitaires, mais aussi le contexte politique, la paix et la sécurité, la possibilité d’une bonne scolarisation des enfants, etc.   

Dans le deuxième cas,  il y a lieu de penser que l’accès aux ressources et l’acquisition des biens après le retour ont été facilités par les connaissances et les compétences que les migrants de retour ramènent avec eux et ce, conformément à la théorie sur l’impact des migrations ; ils peuvent aussi avoir été facilités par le fait que les femmes migrantes de retour ont une autre vision de leur vie, accusent une plus grande combativité, un refus de se résigner dans la pauvreté.  Le séjour à l’étranger permet d’ouvrir les horizons, de se libérer tant soit peu des normes de genre contraignantes et avilissantes, des discriminations liées au genre. Les FM sont reconnues pour leur volonté d’oser, d’oser se lancer dans l’entrepreneuriat par exemple, pour sortir de la pauvreté. 

Par ailleurs, l’accès des FM aux ressources, pendant ou après leur migration, montre un processus d’autonomisation et d’augmentation du pouvoir économique des femmes. Il traduit une sorte de rééquilibrage des rôles entre conjoints, et le fait que les femmes ne sont plus cantonnées dans le rôle de reproduction, mais qu’elles peuvent, elles aussi, accéder aux ressources et contribuer aux revenus et à la satisfaction des besoins des membres du ménage.  Nous y reviendrons au résultat 4.

 

  • Résultat 3 : Les transferts monétaires effectués par les migrants contribuent aux revenus des ménages et des femmes et à l’amélioration de leurs niveaux de vie

Les femmes accèdent aussi aux ressources à travers les transferts monétaires dont elles bénéficient. Au total, un tiers (35,4 %) des femmes qui ont été rencontrées ont reçu ces transferts (tableau n° 4). L’analyse selon les statuts migratoires indique que les FM sont relativement plus nombreuses à avoir reçu des transferts que les FNM. La migration apparaît donc comme une source supplémentaire de revenus pour  les femmes et pour les ménages en général. Rappelons que les migrants congolais envoient près de 500 $USD en moyenne chaque année, d’après les travaux de Mangalu (2010). En supposant que chaque ménage a un migrant à l’étranger, le montant total que ce ménage reçoit à titre de transferts monétaires serait donc de 500 USD par année, soit plus ou moins 40 USD par mois. Ce montant peut paraître dérisoire ; mais dans le contexte économique congolais, il ne l’est pas du tout. La RD Congo souffre en effet, en matière de revenus, de deux problèmes. Le premier est celui d’un taux élevé de chômage, dû au fait qu’il y a peu de création d’emplois à cause du mauvais climat des affaires. Les mauvaises politiques économiques, notamment la zaïrianisation, ont fait fuir les investisseurs étrangers. Les guerres qui se sont succédées jusqu’à ce jour, la culture des pillages qui s’est installée dans le pays, la corruption, sont autant d’éléments qui expliquent ce mauvais climat des affaires. Les emplois salariés sont si rares qu’on se demande du reste ce que deviennent les milliers de diplômés que l’université congolaise verse sur le marché d’emplois chaque année. Il est curieux de constater qu’aucune étude n’ait été faite à ce jour sur le suivi de ces diplômés.

Mais l’autre problème résulte du niveau très bas de salaires en RD Congo.  En 2008, le SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti) avait été fixé à 3 USD par jour [4], ce qui donne plus ou moins 80 dollars de salaire minimum par mois. Pour les ménages qui reçoivent des revenus supplémentaires de leurs migrants installés à l’étranger, la migration multiplie leurs revenus de 1,5 fois ; ce qui n’est pas négligeable. Même des professions aussi nobles que celles de Professeur d’université, par exemple, trouveraient en ces envois des fonds de migrants un apport important, quand on sait le niveau et les grandes fluctuations que subissent leurs salaires.

 

Tableau  n°4 : Réception des transferts selon le statut migratoire de la femme

 

Niveau de vie du ménage

Statut migratoire de la femme

Total

Non-migrantes (FNM)

Femmes Migrantes (FM)

N’a pas reçu des transferts

67,7

48,1

64,6

A reçu des transferts

32,3

51,9

35,4

Total

100,0

100,0

100,0

n=934, Khi-carré=21,11 (significatif au seuil de 1 %)

 

L’analyse différentielle selon les statuts migratoires des femmes montre que les FNM sont relativement moins nombreuses (32,3 %) à recevoir des transferts monétaires que celles qui ont migré ou dont les maris ont migré (51,9 %). Ainsi donc, les femmes qui ont migré, ou dont les conjoints ont migré, font plus de la migration une source supplémentaire de revenus que les FNM. Mais qui effectuent ces transferts ? La migration apparaît ici comme une sorte de placement, de caisse d’épargne où l’on recourt une fois qu’on est de retour au pays. Cette « caisse d’épargne » peut consister en des fonds que le migrant de retour aura entreposés dans des banques ou autres institutions financières, et qu’il fait venir progressivement en cas de besoin. Il peut s’agir aussi, comme le suggère Maphosa (2009),  des enfants et autres membres de ménage que le migrant de retour laisse à son ancien milieu de résidence, et qui continuent à le soutenir en lui envoyant de temps en temps des fonds et des biens. Il est intéressant de noter que même lorsque les femmes ou leurs conjoints n’ont pas migré, elles reçoivent quand même des transferts monétaires. D’où la question de savoir qui effectue ces transferts : des enfants-migrants ou d’autres membres de la famille (frères-sœurs par exemple) qui sont en migration ? Malheureusement, les données ne nous permettent pas de le confirmer.

Venons-en maintenant à la question de savoir si les montants qui sont envoyés ont réellement un impact sur l’amélioration des conditions de vie. Pour y répondre, nous examinons l’utilisation qui est faite de ces fonds. Le tableau n° 5 ci-après indique que plus de la moitié (64 %) des fonds que les ménages reçoivent est utilisée pour les dépenses de consommation courante.  Il s’agit principalement des dépenses liées à l’alimentation, à la scolarisation des enfants (13 %), aux soins médicaux (8 %) et aux cérémonies et fêtes religieuses (7,5 %). En ce qui concerne les biens qui sont envoyés, il s’agit, dans 80 pour cent de cas, des vêtements et produits cosmétiques, puis dans 10 pour cent de cas d’appareils électroménagers.

 

Tableau n°5 : Principales affectations par les ménages des fonds transférés par les migrants

 

Affectation

Proportion

Dépenses quotidiennes

63.7

Loyer

1.7

Scolarisation

13.0

Habillement

2.0

Cérémonies et fêtes religieuses

7.5

Soins médicaux

8.0

Autres

4.1

Total

100.0

Source : Mangalu  (2010)

 

Il semble donc évident, que la migration, à travers les transferts monétaires des migrants,  contribue à l’amélioration des conditions de vie des ménages qui restent au pays d’origine et, dans ce cas ici, des femmes des migrants.

 

  • Résultat 4 : Les migrations augmentent l’autonomisation des femmes

Le tableau n° 6 ci-après apporte des éléments intéressants : les femmes migrantes de retour sont relativement plus nombreuses à recevoir des transferts que les femmes dont les conjoints sont encore en migration. Elles recevraient ces transferts d’autres personnes que leurs conjoints, vraisemblablement de leurs enfants laissés ou envoyés en migration ou de leurs frères-sœurs migrants. Ceci montre une certaine autonomisation vis-à-vis de leurs conjoints. Par ailleurs, les femmes dont les maris sont encore à l’étranger reçoivent elles aussi des transferts monétaires de la part des migrants. Ceux-ci sont-ils uniquement leurs maris ou d’autres personnes qui leur enverraient aussi les fonds ? Dans ce dernier cas, ceci traduirait une certaine indépendance financière de ces femmes vis-à-vis de leurs conjoints-migrants. Malheureusement, les données en notre possession ne nous permettent pas de l’affirmer.  .

 

Tableau n°6 : Réception des transferts monétaires selon le statut migratoire de la femme

 

Niveau de vie du ménage

Statut migratoire de la femme

Total

Non-migrantes

Non-migrantes et femmes de Migrants

Migrantes  de retour

N’a pas reçu des transferts

67,7

52,6

39,9

64,6

A reçu des transferts

32,3

47,4

60,1

35,4

Total

100,0

100,0

100,0

100,0

n=934, Khi-carré=23,54 (significatif au seuil de 1 %)

 

Le tableau suggère aussi que la migration constitue une opportunité pour les femmes de migrants de gérer les fonds qui leur sont transférés, augmentant ainsi leur pouvoir économique au sein du ménage et de la société. Car il n’est pas évident qu’elles auraient eu cette opportunité si leurs maris n’étaient pas partis en migration, tant il est vrai qu’elles sont moins nombreuses, les femmes à qui les maris laissent la gestion des revenus du ménage, y compris parfois leurs propres salaires. On sait, certes, que le fait de gérer les fonds transférés par les maris exposent les femmes à toute sorte de conflits avec la belle-famille et même de jalousie. Et ces conflits ont souvent des conséquences sur la sérénité des femmes, et parfois sur l’éducation et le comportement des enfants. Cet aspect n’a malheureusement pas été examiné dans cette étude.

S’agissant de la gestion des fonds reçus par les migrantes de retour, il y a lieu de se demander l’attitude de leurs maris sur ces fonds : contrôlent-ils la provenance de ces fonds ? Laissent-ils à leurs femmes la gestion de ces fonds ? Autant de questions auxquelles les données en notre possession ne peuvent répondre.

 

7. Limites de l’étude et pistes de recherche

 

Les données dont nous disposions n’ayant pas été collectées en rapport avec les objectifs de cette étude, elles n’ont pas permis de répondre à un certain nombre de questions qui sont soulevées par les analyses. Il serait indiqué que ces questions soient examinées lors des prochaines études. Les plus importantes sont les suivantes :

  • La question des moments d’acquisition des biens possédés par les ménages reste posée. Elle est d’autant plus importante que les données indiquent que les FM ont un niveau d’instruction relativement plus élevé,  et qu’elles sont plus occupées et plus nombreuses à avoir des emplois salariés que les FNM. Il est donc normal que ces femmes aient des revenus qui leur permettent de mener une vie relativement meilleure par rapport aux femmes non-migrantes qui sont moins instruites et ont moins accès aux emplois salariés. Ceci pousse à se demander si le niveau d’instruction des FM n’a pas favorisé l’accès aux emplois salariés et même le mariage avec des (futurs) migrants. Dans ce cas, ce n’est pas la migration qui serait le facteur déterminant de l’amélioration des conditions de vie, mais plutôt le niveau d’instruction de ces femmes.
  • Le fait que les femmes reçoivent des fonds qui leur sont envoyés par leurs maris en migration les expose à des conflits de la part de la belle-famille. Ceci contribue à leur vulnérabilité et à celle des enfants.  Si certaines femmes se laissent faire et baissent les bras, d’autres par contre engagent une lutte contre la belle-famille. Il serait important de vérifier cette hypothèse, et de montrer comment les femmes s’organisent pour faire face à ces contraintes culturelles.
  • Les résultats montrent que les FNM reçoivent elles aussi des transferts monétaires. Il serait intéressant de savoir d’où ces transferts proviennent-ils : de leurs enfants, des frères-sœurs ?
  • Les résultats montrent que les FM recevraient des fonds de la part d’autres personnes que leurs maris. Quelle attitude ces derniers affichent-ils par rapport à cela ? Laissent-ils leurs femmes gérer ces fonds ?

 

En guise de conclusion

 

L’objectif dans cette contribution était de faire ressortir l’impact des migrations sur les conditions de vie des femmes conjointes des migrants. Les résultats obtenus n’ouvrent qu’un coin du voile d’un vaste domaine de recherche non encore exploré, parce que les données qui sont en notre possession ne pouvaient pas nous permettre d’aller plus loin dans les analyses. Signalons tout de même certains de ces résultats.

Quatre principaux résultats ressortent des analyses. Le premier est que la migration permet aux femmes d’avoir un meilleur niveau de vie. En effet, si la majorité des Congolais ont un niveau de vie précaire, comme le montrait déjà l’Indice du développement humain (PNUD), les femmes non migrantes ont un niveau de vie encore plus précaire que les femmes migrantes. Il en est ainsi parce que ces dernières accèdent plus aux ressources et aux biens que les autres, soit pendant qu’elles sont en migration avec leurs maris, soit lors de leur retour grâce aux connaissances et compétences qu’elles auraient acquis en migration. La migration apparaît donc comme une opportunité pour accéder à ces ressources et biens. Cet accès aux ressources est renforcé par les transferts financiers dont les femmes bénéficient, de la part de leurs conjoints-migrants ou d’autres membres de famille en migration. L’accès aux ressources permet une autonomisation des femmes ; une autonomisation économique parce qu’elles doivent gérer les fonds, en l’absence de leurs maris, les fonds qu’elles reçoivent, ou qu’elles doivent subvenir aux besoins des membres de leurs familles. Autonomie politique aussi parce que l’absence de leurs maris les contraint d’assumer la paternité dans les ménages et de prendre les décisions qu’il faut par rapport aux soins aux enfants, à leur éducation, à leur comportement, etc. L’utilisation des fonds qui sont reçus montre bien que ces fonds sont affectés dans des dépenses qui devraient permettre d’améliorer les conditions de vie des femmes.

Cependant, l’impact des migrations sur l’amélioration des conditions de vie des migrants n’a été abordé qu’indirectement, pour ainsi dire, et sur certains aspects, notamment sur les transferts des migrants. Les résultats obtenus ne permettent pas d’isoler l’impact de la migration d’une part et celui du niveau d’instruction plus élevé et d’un plus grand accès à l’emploi qui caractérisent les migrants d’autre part. Seule une comparaison des conditions de vie des migrants avant, pendant et après leur migration paraît être l’approche indiquée pour déceler cet impact.

Par ailleurs, quand bien même les migrants de retour en général jouiraient de meilleures conditions de vie, qu’est-ce que cela vaut dans un contexte de pauvreté généralisée ? Que vaut avoir une belle villa dans un environnement insalubre et pollué de moustiques, une belle voiture là où il n’y a quasiment pas de routes praticables, des magasins ou boutiques là où ils peuvent être pillés à tout instant et pour un rien, de bonnes écoles pour les enfants là où les enseignants sont démotivés et rançonnent les élèves ? Il faut donc inclure les variables de niveau méso voire macro dans les analyses. Ce qui renvoie aux analyses multiniveaux dont on connaît la complexité. Ces analyses permettront alors de mettre le doigt sur le problème fondamental. Tant que la migration ne favorisera pas la mise en place d’un tel contexte macroéconomique, elle contribuera plutôt à renforcer les inégalités sociales entre les migrants et leurs familles d’une part, et entre les non-migrants et leurs familles d’autre part. Et elle ne sera qu’un phénomène qui prive la RD Congo de ses ressources humaines bien instruites et qualifiées, compromettant ainsi le développement du pays. 

Cette étude propose des pistes de recherche à poursuivre pour avoir une meilleure connaissance de l’impact des migrations en général, et sur les femmes en particulier en RD Congo. Elle invite à avoir des données pertinentes pour permettre de telles analyses. Il suffirait, par exemple, que les enquêtes 1-2-3 sur l’emploi, et les enquêtes EDS entre autres, incluent quelques questions sur le statut migratoire des femmes (femmes non-migrantes avec mari migrant ou non, femmes migrantes, femmes migrantes de retour avec un mari migrant ou non) pour que nous soyons capables d’analyser l’impact sur d’autres aspects des rapports sociaux de genre, comme le contrôle de leur sexualité, la violence physique, la violence au foyer, la domestication de la femme (notamment à travers l’excision et toute forme de mutilation), leur exclusion ou marginalisation du champ politique, leur mise à l’écart dans l’héritage et la succession, leur relégation dans les rôles de procréation. 

 

 

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NOTE SUR LES AUTEURS

 

* Bernard Mumpasi Lututala est actuellement le Secrétaire Exécutif Adjoint du CODESRIA. Il est démographe, Professeur des universités, mais rattaché principalement à l’Université de Kinshasa (Département des sciences de la population et du développement) dont il a été Recteur (2005-2009). Ses travaux de recherche portent sur les migrations (migrations internationales, exode des cerveaux, migrations internes, urbanisation), population et développement, et l’enseignement supérieur et universitaire. Il est l’auteur de plusieurs publications et a dirigé plusieurs travaux sur ces questions

 

* José Mangalu Mobhe est démographe. Il est enseignant-chercheur au Département des sciences de la population et du développement (Université de Kinshasa). Il a soutenu récemment (novembre 2011) sa thèse de doctorat à l’Université Catholique de Louvain sur les transferts des émigrés en RD Congo. Il a participé à plusieurs rencontres scientifiques et a publié des travaux sur ce thème.



10/10/2013
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