Bernard Lututala Mumpasi - Professor/researcher

Bernard Lututala Mumpasi - Professor/researcher

L’Université de Kinshasa : « colline du savoir », colline des transactions (2012)

Bernard Lututala Mumpasi

 

Article dans Revue de l'Enseignement Supérieur en Afrique, vol. 10, n° 1, pp. 23-48 ; http://www.codesria.org/IMG/pdf/2-JHE_Vol_10_1_2012_Lututala-2.pdf


 

Résumé

La crise que traverse l’université congolaise depuis plusieurs décennies est bien connue par ceux qui s’intéressent à l’enseignement universitaire en Afrique. Elle est souvent expliquée par les conditions déplorables et les moyens dérisoires avec lesquels l’université fonctionne. Et du coup, on se demande pourquoi l’Etat congolais laisse son université dans cet état. Nous proposons ici une hypothèse pour le comprendre : l’université congolaise paie le prix de sa résistance au pouvoir politique en place. Par conséquent, sa réhabilitation passe par une « réconciliation » avec le pouvoir. Mais qui doit se réconcilier avec qui ? L’université congolaise ayant continué, malgré tout, à fonctionner tant bien que mal, à remplir ses missions reconnues à toute université, c’est à l’Etat congolais de sortir son université de l’embargo dans lequel il l’a soumise. Toute autre solution ne sera que palliative et n’apportera pas de résultats durables.

 

Abstract

 

The decades-long crisis in the Congolese tertiary education is well known by those interested in higher education in Africa. It is often explained by the deplorable conditions and the meager resources with which the university operates. So one wonders why the Congolese state does not try to improve the situation. Here is a hypothesis: The Congolese University pays for its resistance to the political power in place. Therefore, its “reconciliation” with the State is a condition of its rehabilitation. But who must be reconciled with whom? The Congolese university has continued, despite everything, to operate somehow and to fulfill the missions of a recognized university, so it is for the Congolese State to end its embargo. Any other solution will only be palliative and will not provide lasting results.


 

Introduction

Le regard et l’intérêt portés sur l’université se focalisent généralement sur son rendement interne (le nombre d’étudiants formés à tous les niveaux du système, la qualité de la formation, la durée des études, la recherche ou la production des connaissances et leur qualité, l’internationalisation, les publications scientifiques) et externe (l’employabilité des diplômés et leurs performances professionnelles, et le rôle de l’université dans la gouvernance et l’édification de la société). C’est par ces indicateurs que l’on mesure les performances d’une université, et qu’on la situe dans le classement des universités.
Dans le cas des universités congolaises, leurs faibles performances sont reconnues par tous  : baisse de la qualité de la formation ; inadéquation entre la formation et les besoins de la société ; marginalisation de la recherche ; effritement des valeurs éthiques et morales ; obsolescence des programmes ; élasticité des années académiques ; ignorance, non respect et caducité des normes académiques, réglementaires et légales (Verhaegen 1978, PRESU 1990, Sabakinu 2000, Matangila 2003, Mukoka 2005, Banque mondiale 2005, Ngub’Sim 2010, Mobe 2008, Lututala 2007, Shomba 2007, Kapagama 2009, Ndaywell 2010, Kä Mana 2011), clientélisme et impunité (Rubbers et Petit 2009). Alors que dans les années 1960, les universités congolaises accueillaient de centaines d’étudiants étrangers, cela n’est plus le cas à cause des crises qu’elles connaissent depuis les années 1970. Elles se sont quasiment repliées sur elles mêmes et ont peu de contacts et de rayonnement en dehors du pays, et de la communauté universitaire belge. Leur contribution  à la production du savoir est à la fois faible et méconnue, en dépit du fait qu’elles comptent près de 1600 professeurs docteurs à thèse, dont 530 dans la seule Université de Kinshasa.
L’Université de Kinshasa (UNIKIN) a été fondée en 1954, soit deux années avant l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar ; elle est par conséquent la pionnière de l’université africaine francophone (Ndaywell 2010), la plus vieille, la plus grande et la plus prestigieuse de la RD Congo. En dépit de sa grandeur, d’aucuns la qualifient d’une « anti-université » (Kä Mana, 2011), parce que incapable de défendre les valeurs universitaires, voire de les transmettre aux étudiants et à toute la communauté universitaire.
Les causes qui sont généralement avancées pour expliquer cette situation sont la modicité des salaires et la démotivation subséquente des enseignants, la modicité du budget alloué par l’Etat, la vétusté et le délabrement des infrastructures de recherche et d’enseignement, la massification, le manque de frais de fonctionnement et de subventions de recherche, etc. A plusieurs reprises, des mesures ont été prises pour redynamiser les universités congolaises : centralisation du système par la création de l’Université Nationale du Zaïre (Unaza) en 1971, contre-réforme par le retour à la décentralisation et à l’autonomie des universités en 1981, fin du monopole de l’Etat et autorisation de fonctionnement des universités privées en 1990, (Lututala 2002), projet de rationalisation de l’enseignement supérieur universitaire par la Banque mondiale en 1990 (PRESU 1990), institutionnalisation du partenariat éducatif lors des Etats généraux de l’éducation en 1996, organisation de la Table-ronde  des universités congolaises en 2003, lancement du Pacte de Modernisation de l’Enseignement supérieur et universitaire (PADEM) en 2004 (Amuri Mpala-Lutebele, n.d.).
Ces mesures n’ont pas permis de redynamiser les universités congolaises, de sorte que l’on recherche toujours les solutions idoines. Ngub’Usim (2010), par exemple, proposait récemment la rétrocession de l’UNIKIN à son fondateur, l’église catholique, alors que d’aucuns estiment que la construction d’une nouvelle université coûterait moins que la réhabilitation de l’UNIKIN. En fait, la redynamisation des universités congolaises passe par deux préalables : une parfaite connaissance des causes profondes de leur situation (Mobe 2008) (1), et une volonté politique des dirigeants au pouvoir de redorer le blason des universités, d’en faire un véritable instrument de développement et de fierté nationale.
Cet article propose une autre lecture des causes de la situation actuelle de l’Université de Kinshasa, et sans doute aussi de l’université congolaise en général. Il est basé sur des données issues de nos observations et de notre implication dans le fonctionnement et la gestion de l’UNIKIN, complétées par la revue d’une littérature de plus en plus abondante sur l’université congolaise. Le premier point présente et discute l’hypothèse qui peut permettre d’expliquer cette situation. Le deuxième point donne quelques faits de la résistance affichée par les étudiants contre les dérives du pouvoir en place, depuis la période coloniale puis durant les régimes  politiques qui se sont succédés. Le troisième point révèle comment le pouvoir a réagi à cette résistance et comment il est parvenu à domestiquer l’université congolaise, ainsi que les conséquences de cette domestication. Le quatrième point discute des stratégies utilisées par les différents membres de la communauté universitaire pour permettre à « leur » université de fonctionner tant bien que mal ; stratégies caractérisées parfois par des luttes internes entre ces différents membres. Il montre enfin comment ces luttes internes bloquent le bon fonctionnement de l’UNIKIN.


Hypothèse et cadre d’analyse


Notre hypothèse est que la situation actuelle de l’Université de Kinshasa, caractérisée par un rendement interne et externe en-deçà des attentes et des besoins du pays, une physionomie lamentable, l’insalubrité et la décrépitude, pour ne citer que cela, est le prix que cette université, et avec elle toute l’université congolaise, paie pour la résistance qu’elle oppose au pouvoir ; elle traduit un duel, ou à tout le moins, une méfiance réciproque entre les pensionnaires de la colline du pouvoir politique (le Mont-Ngaliema) et ceux de la colline du savoir (le Mont-Amba).
On sait, en effet, que les rapports entre les membres de la communauté universitaire et le pouvoir en place ont rarement été harmonieux (Abemba et Ntumba 2004 ; Nzongola-Ntalaja 2004:173 ; Ndaywell 2010 ; Mobe 2008 ; Sabakinu 2000). Et pour Mobe (2008:130), « le militantisme estudiantin [a essayé] de pallier la déliquescence des organisations politiques » entre 1961 et 1966; il a contribué à briser ce que Gilbert (1947) avait appelé « l’empire du silence » qu’était le Congo Belge. En réaction à son militantisme et à ses velléités contestataires, l’université congolaise a été considérée par les dirigeants au pouvoir comme un des foyers de l’opposition politique interne (Abemba et Ntumba 2004:15). Elle a alors été traitée comme telle et n’a donc pas bénéficié des largesses des décideurs politiques. Ces derniers sont habités par un souci de domination de l’université; ils n’acceptent pas « l’esprit contestataire » des universitaires, d’où leur clochardisation en vue de les contraindre à se préoccuper davantage de leur survie, et donc à les réduire au silence. Sabakinu (2000:113) parle d’une « politique délibérée de démolition des espaces du savoir et d’appauvrissement du professeur afin de le placer dans un environnement social hostile à la promotion et à la créativité scientifique, qui auraient pu lui permettre d’être toujours la conscience critique de la société ».
Suite à l’abandon de l’université par les décideurs politiques, les membres de la communauté universitaire se sont organisés pour maintenir « leur » université en état de fonctionner, avec l’aide des parents et de la coopération internationale. Mais il en a résulté de graves dysfonctionnements, car l’université n’est pas seulement un territoire, un espace géographique délimité, doté d’infrastructures qui lui permettent de remplir ses missions (2), elle est surtout un espace habité, par des individus membres d’une communauté universitaire, qui interagissent entre eux, et qui sont gouvernés. L’université, c’est aussi une entité décentralisée faisant partie, avec d’autres entités, d’un espace et d’une population politiquement organisés. Or, comme le dit Guy di Méo (1996:40) : « le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique
(sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire ».
Ainsi, la physionomie qu’affiche l’université congolaise est une résultante du processus d’appropriation de l’espace universitaire par les membres de sa communauté, des interactions souvent conflictuelles entre ses membres, mais aussi du rapport conflictuel entre eux et les tenants du pouvoir sous la tutelle duquel l’université fonctionne. Ces interactions rythment la vie au sein de l’université ; elles façonnent l’espace, dans sa morphologie et dans ses fonctions, comme l’a récemment montré Ntungila (2010) dans le cas de N’djili, une des communes de Kinshasa. Elles dévoilent, en cas de crise comme c’est le cas de l’université congolaise, une situation où l’existence, les modes de fonctionnement et les fonctions de l’université entrent en contradiction voire en conflit avec les autres structures de la société, notamment les structures étatiques, avec lesquelles elles coexistent (Makoso et al. 2009:6).

Cette hypothèse tire sa substance des récents travaux sur la crise du savoir et de l’université en Afrique. Cherchant à comprendre les causes profondes de cette crise, Makosso et al. (2009:6) se demandent si elle ne traduit pas un manque de volonté politique des dirigeants africains. Niang (2005) semble y répondre lorsqu’il considère que le problème vient de l’insoumission politique des Enseignants. Pour lui, le pouvoir rechigne à valoriser la fonction enseignante et à améliorer  les conditions de la recherche pour i) éviter que les Enseignants-chercheurs, ou l’université en général, ne puissent être en position de mieux travailler, c’est-à-dire d’être à même de mieux suivre ce qui se fait par le pouvoir et d’être encore plus critique vis-à-vis de lui, et ii) pour les sanctionner de leur insoumission vis-à-vis du pouvoir. Nous proposons ici de dépasser cette analyse en montrant que cette hostilité des dirigeants politiques vis-à-vis de l’université et des universitaires a un fondement : leur résistance au pouvoir. Elle est le prix que l’université et les universitaires payent  pour cette résistance.


Les germes du conflit pouvoir-université


L’université congolaise est née dans un contexte de réticence et de méfiance, alors que dans d’autres pays africains, la création de l’université était voulue comme un symbole d’autodétermination, de souveraineté et de fierté nationales. Le pouvoir colonial était réticent car il estimait que les Congolais n’avaient pas les capacités intellectuelles nécessaires pour les études universitaires, et parce qu’il n’y avait pas encore de candidats remplissant les conditions d’admission à l’université, le système éducatif colonial pyramidal s’étant jusque là contenté de scolariser massivement au niveau primaire et moindrement au niveau secondaire. La création de l’université congolaise fut donc considérée par l’administration coloniale comme une aventure prématurée. Pour preuve, alors que la décision de hisser progressivement le Centre Universitaire Congolais (3) en une université fut officiellement prise en 1947, il fallut attendre 6 ans (4) pour vaincre les réticences et procéder à l’ouverture de la première année académique le 15 janvier 1954.
Quant à la méfiance, elle venait de la crainte que l’université ne puisse « accélérer dangereusement le processus de décolonisation » (Malengreau 2010:67), ou ne soit « une pépinière de futurs révolutionnaires » (Malengreau 2010:75). Telle était l’opinion du Gouvernement belge, notamment du Ministre des Colonies de l’époque Adolphe Buisseret,  mais aussi de l’opinion publique belge en général. Il avait fallu que la 160 réunion plénière de l’Assemblé générale des Nations Unies du 18 novembre 1948 demandât au Gouvernement belge « de faire fonctionner une université en vue de pourvoir aux besoins d’enseignement supérieur des populations des territoires sous tutelle en Afrique » (Malengreau 2010:69) pour que les choses bougent. Mais même alors, le Ministre des colonies ne donna son accord pour la création de l’Université Lovanium que le 27 juillet 1953, en posant une condition : ne pas y organiser des études de droit et de philosophie, jugées « disciplines ‘fumeuses’ et susceptibles de monter la tête des futurs universitaires » (Malengreau 2010:75).

 

La résistance des étudiants contre le pouvoir


La résistance des étudiants au pouvoir a toujours porté sur quatre éléments principaux : 1) leurs conditions de vie et d’étude à l’université ; 2) la gouvernance de l’institution universitaire, 3) les échecs enregistrés lors des sessions d’examen, et 4) la politique économique et sociale du pays. L’importance que revêt chaque élément change avec le temps, en fonction des préoccupations du moment. Ainsi, le paiement de la bourse et la restauration, qui étaient au cœur des revendications  sociales jusque dans les années 1980, ont cessé de l’être depuis leur suppression par l’Etat congolais. Aujourd’hui, il s’agit surtout des conditions de vie dans les homes, de l’accès à l’eau potable et à l’électricité, des moyens de transport pour atteindre l’université, qui constituent les principales revendications sociales. Les revendications à caractère académique (échecs, gouvernance de l’université) et politiques (gouvernance et situation du pays) sont quant à elles omniprésentes depuis les premières années de l’université congolaise. Pour faire entendre leurs revendications et obtenir satisfaction, les étudiants de l’Université de Kinshasa recourent à plusieurs voies : mémorandums, manifestes, pétitions, prise en otage et séquestration des autorités, marches de protestation, grèves, tracts, injures et menaces, réquisition des bus de transport en commun, etc.  En voici quelques faits…
En 1958, soit 4 mois après la création de l’université, les étudiants protestèrent contre le refus des autorités coloniales de les laisser participer au Congrès des étudiants africains de Kampala (1-8 juillet 1958) (Fansiama 2010). Ils fustigèrent cette politique d’enfermement et se prononcèrent contre le projet d’octroyer aux colons belges installés au Congo une prime d’expatriation. Ils adressèrent aux autorités un mémorandum dans lequel ils proclamèrent que « les intellectualités estudiantines congolaises incarneront un esprit critique refusant toute forme de conformisme culturel tant à l’université que dans le champ politique »,  et menacèrent « de transformer le Congo en une nouvelle Algérie » (Mobe 2010).


Les années Kasa-Vubu (1960-1965)


Au cours des cinq premières années de l’indépendance, les protestations des étudiants ont tourné autour des turbulences politiques de cette première république (assassinat de Patrice Emery Lumumba le 17 janviers 1961, mutineries, sécessions, rébellions, course au pouvoir, intolérance politique), et de la gouvernance universitaire. Par exemple, au lendemain de l’assassinat  de Patrice Emery Lumumba, les étudiants créèrent l’Union générale des étudiants du Congo (UGEC) (5) « pour éveiller chez les étudiants congolais une conscience nationale et un sens élevé de responsabilité » (Abemba et Ntumba 2004). Ceux de l’Université Lovanium créèrent en outre l’Association générale des étudiants de Lovanium (AGEL). En 1964, (6) les étudiants manifestèrent pour revendiquer 1) la décolonisation de l’université ; 2) l’africanisation des cadres ; 3) l’adaptation des contenus des enseignements ; et 4) la cogestion de l’université.
Ces revendications visaient, en un mot, l’africanisation de l’université, dans ses missions, sa gouvernance et le contenu de la formation. Les étudiants estimaient en effet que l’université devait former des cadres capables de résoudre les problèmes congolais et africains. Ils n’acceptaient pas, entre autres choses, que le Conseil d’administration de l’université ne soit constitué que des Belges, et que son siège soit situé à Louvain en Belgique. Ils exigeaient que l’étudiant participe à la gestion de l’université. Ces revendications sont encore d’actualité tant l’université congolaise se caractérise toujours par son extraversion et son inculture (Kä Mana 2011).


Les années Mobutu (1965-1997)


La résistance des étudiants contre le régime de Mobutu a commencé dès les premières années de ce régime. Le mouvement de résistance le plus tristement célèbre est celui du 4 juin 1969. Ce jour-là, les étudiants revendiquèrent contre : 1) les mauvaises conditions de vie estudiantine ; 2) l’orientation politique de plus en plus totalitaire et anti-démocratique du nouveau régime de Mobutu; 3) l’inféodation de plus en plus manifeste du gouvernement aux intérêts économiques et financiers étrangers (Mobe, dans Mulongo 2009). Ils organisèrent une marche pacifique à partir de plusieurs lieux de ralliement. La marche fut réprimée férocement, comme nous le verrons plus loin. Le 4 juin 1971, les étudiants de l’UNIKIN organisèrent une manifestation de commémoration des évènements de 1969, notamment par un geste symbolique d’enterrement devant l’imposant bâtiment administratif de l’université d’un cercueil supposé contenir les étudiants tués en 1969 pour certains, la dépouille mortelle de feu la mère du Président Mobutu morte quelque temps auparavant pour les autres. Là aussi, les représailles furent violentes comme nous le montrons plus loin.
Malgré les réactions musclées du pouvoir, les étudiants ont continué à résister à Mobutu tout au long de son règne. Dans un mémorandum lui adressé en 1977, au plus fort de la dictature, ils dénonçaient et définissaient le « mal zaïrois » comme un système sociopolitique et de gestion inefficace, avec des institutions « incapables de remplir leur mission essentielle d’assumer la protection des droits fondamentaux et naturels des citoyens » (Abemba et Ntumba 2004:154). Ils fustigeaient l’irresponsabilité, la gabegie, la fraude, le détournement des deniers publics, l’impunité, le clientélisme des cadres du MPR. Ils invitaient les étudiants à prendre leur responsabilité devant l’histoire et à rompre leur silence coupable (Abemba et Ntumba 2004:152). Le 22 mars 1980, les étudiants prirent en otage le dirigeant national chargé de la Jeunesse Estudiantine, qui était monté sur le site universitaire pour annoncer la dissolution du Comité Estudiantin provisoire mis en place par les étudiants, en remplacement du comité précédent accusé de malversations financières. Ils soumirent leur « prisonnier » à des sévices, déclenchèrent une grève, et conditionnèrent la reprise des cours à la réhabilitation de leur comité et à la satisfaction d’autres revendications liées aux conditions de vie. Deux jours plus tard, les étudiants, prirent en otage la voiture de fonction du Président de l’Assemblée nationale alors Conseil législatif. La voiture ne fut libérée que quelques jours plus tard après que les étudiants ont commencé à toucher leur bourse d’études. En 1990, un groupe de parlementaires de passage dans les environs de l’université pour se rendre en session à l’Assemblée nationale fut pris en otage. Ce énième incident, et notamment les sévisses que ces parlementaires subirent de la part des étudiants, donnèrent lieu à un débat parlementaire sur la situation de l’université congolaise.
Les autorités académiques furent eux aussi des victimes. En 1990, le recteur Bingoto fut pris en otage pour s’être investi dans la libération des parlementaires. Il fut de nouveau pris en otage en 1991, alors qu’il était devenu Vice-Ministre, par des étudiants qui organisaient une marche de protestation contre la nomination d’un nouveau Premier Ministre, le professeur Mulumba Lukoji. Il fut conduit et molesté au Home 30. C’est grâce aux représailles des étudiants de sa province d’origine qu’il fut libéré (Abemba et Ntumba 2004).
Les étudiants revendiquent aussi à travers les tracts. Ces derniers sont destinés à dénoncer, de manière anonyme, les comportements des autorités académiques et gouvernementales. L’effet recherché est de susciter une prise de conscience sur les dérives des autorités académiques ou politiques, de mobiliser les étudiants pour une marche ou toute autre action de protestation, de susciter le ralliement des non-étudiants à leur cause. Ces tracts sont souvent écrits en des termes injurieux, dans un style délibérément provocateur.

 

Les années Kabila (1997)

 

Les années Kabila (1997 à nos jours) se caractérisent par une sorte de non-Etat qui tranche avec une trop forte présence de l’autoritarisme de l’Etat du régime de Mobutu. Ce « non-Etat » a évidemment des implications sur l’aggravation des problèmes majeurs de l’université. En conséquence, les revendications des étudiants se sont multipliées face à leurs conditions de vie et de travail extrêmement dérisoires. Les marches, les actes de violence, les pillages, les destructions méchantes, les manipulations, les trafics d’influence, rythment la vie universitaire.
En 2004 et en 2011, les étudiants se sont permis, au cours d’une manifestation pour exiger le rétablissement de l’électricité sur le site universitaire, entre autres choses, d’incendier la résidence du recteur après avoir barricadé les portes de sortie et pendant que les occupants s’y trouvaient. Ces derniers ont eu la vie sauve grâce aux voisins. En 2008, un Doyen de faculté fut l’objet de menaces de mort verbales et écrites de la part des étudiants de sa faculté, qui exigeaient de passer de classe malgré leurs échecs cuisants. Averti, le Tribunal de Paix n’avait jamais ordonné une quelconque action pour le protéger. Au contraire, il a été traduit en justice, avec certains présidents de jury, au Tribunal de Paix par les étudiants qui refusaient d’admettre leur échec. En juin 2011, le Recteur a vu sa voiture personnelle incendiée par les étudiants au cours d’une
manifestation ; l’Etat congolais ne l’a jamais indemnisé.


Les réactions du pouvoir et la « domestication » de l’université


Les réactions du pouvoir face à la résistance des étudiants ont porté sur cinq éléments : la politisation de l’université ; la répression ; l’enrôlement dans l’armée ; la clochardisation des enseignants.

 

La politisation de l’université

 

L’ingérence du pouvoir dans la gouvernance universitaire et la « domestication » (Chilou 2009) des étudiants et de l’université se sont faites progressivement à partir des années 1964-1965. Tout au long de son règne, Mobutu était préoccupé de soigner son image et de démontrer à la face du monde que le pays jouissait d’une stabilité politique. Il ne pouvait donc tolérer une quelconque manifestation qui assombrisse cette image. Comme toutes les institutions du pays, l’université devint à partir de 1971 une des sections du MPR-Parti Etat, les Recteurs devinrent des Présidents sectionnaires du MPR, et toutes les associations culturelles furent absorbées par la Jeunesse du Mouvement populaire de la révolution (JMPR) pour mieux réussir la formation idéologique des étudiants.
Lors de leurs revendications de 1964 relatives à l’africanisation et à la démocratisation de l’université, les étudiants avaient sollicité naïvement l’intervention du pouvoir pour contraindre les autorités académiques à procéder aux réformes exigées. A leur tour, les autorités académiques avaient demandé l’implication de l’Etat dans ce différend qui les opposait aux étudiants, différend qu’elles présentèrent comme susceptible d’avoir des retombées politiques (Abemba et Ntumba 2004). Il n’en fallut pas plus pour que Mobutu, récemment arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire, se rende compte de la menace que les étudiants pouvaient constituer et de la nécessité de les contrôler. La politisation de l’université s’est aussi faite à travers la mainmise du pouvoir sur les autorités de l’université. Pendant les années Mobutu, les Recteurs furent nommés par le Chef de l’Etat, non seulement pour être des animateurs scientifiques et académiques, mais aussi des propagateurs de l’idéologie du MPR et bien sûr des défenseurs des « acquits de la révolution » dans leurs universités respectives. Le militantisme vis-à-vis du parti, et la fidélité au Guide de la révolution, furent parmi les critères pour être nommé à ces fonctions. Ces pratiques se sont incrustées dans la gouvernance universitaire de sorte que, depuis lors, le pouvoir refuse d’autonomiser l’université en ce qui concerne l’élection des Recteurs et des autres membres du comité de gestion par les pairs. Seuls les Doyens et les Chefs de département sont élus par ces derniers.
La nomination des professeurs à des fonctions de conseillers dans les cabinets ministériels ou présidentiel, de gestionnaires des entreprises publiques, de ministres, de parlementaires, etc. a brisé l’esprit de corps au sein de la communauté universitaire. Les professeurs nommés à ces fonctions sont surtout ceux des sciences sociales et politiques, d’économie et de droit. Ils se sont vus attribuer des salaires nettement au-dessus de leur rémunération à l’université. Ils se sont dès lors mis au service du pouvoir, en développant des théories pour justifier les décisions prises par le pouvoir, en dénonçant les collègues qui menaient « l’agitation » au sein de l’université, en refusant de suivre les manifestations décrétées par le syndicat des Enseignants contre le pouvoir. L’université dans son ensemble fut infestée d’agents des services de sécurité, recrutés parmi toutes les couches de la communauté universitaire, et même certains membres de la population flottante sur le site universitaire. Le pouvoir recourt aussi à l’infiltration des faux-étudiants sur le site universitaire. En 2010, des étudiants militaires avec armes et munitions avaient été identifiés dans certains homes du Plateau des Etudiants. Plusieurs étudiants sont aussi instrumentalisés, soit pour « soutenir et vulgariser les actions du pouvoir, soit pour anticiper ou étouffer dans l’œuf toute contestation sur le site, soit pour conduire une contestation contre une autorité académique qu’on voudrait évincer » (Mpiana 2006).
Ainsi, le site de l’UNIKIN n’est pas seulement un haut lieu du savoir ; c’est aussi un lieu de manipulation politique. D’où le souci de proclamer l’apolitisme dans les milieux universitaires. En 2005, soit au moment où se déroulaient les opérations du referendum et d’enrôlement liées à l’organisation, en 2006, des premières élections présidentielles et législatives libres, démocratiques et transparentes que le pays ait connues, la crainte de voir les étudiants torpiller le processus était telle que les Recteurs et chefs d’établissement de l’enseignement supérieur de la ville de Kinshasa obtinrent du Ministère de l’Enseignement Supérieur Universitaire (MESU) de l’époque, la publication d’une instruction relative à l’apolitisme dans les milieux universitaires (Le Potentiel 2005 ; Afrimap et Osisa 2010).

Depuis, le MESU rappelle, à chaque rentrée académique, l’apolitisme des milieux universitaires, ses dangers sur le plan politique, mais aussi sur l’université et les étudiants : fermeture de l’université, accumulation des années blanches, vieillissement des étudiants sur les bancs des auditoires, perte de la crédibilité de l’université, culture de la violence, etc. Ces rappels n’ont que peu d’effet, car pour les étudiants l’activisme politique est un mode de revendication pour obtenir l’amélioration de leurs conditions de vie et d’études qui n’ont jamais cessé de se détériorer depuis les glorieuses années Lovanium (19541971), et pour obtenir tant soit peu une bonne gouvernance dans ce pays qui est parmi les plus mal gouvernés d’Afrique (Moi 2010). La découverte du cadavre d’un étudiant à l’Université de Kinshasa le 15 novembre 2010 a replongé le site universitaire dans la violence, comme pour confirmer que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.


La répression de la manifestation de 1969

 

Lors de la manifestation de 1969, les étudiants, accusés de troubler l’ordre public et de défier le nouvel homme fort qu’était Mobutu, furent face à des soldats impitoyables. De dizaines d’étudiants furent tués tandis que 33 étudiants furent arrêtés et traduits en justice pour 1) complot contre la sûreté de l’Etat ; 2) organisation sur la voie publique d’une manifestation non autorisée ; 3) rébellion contre les forces de l’ordre ; 4) excitation des étudiants à se rebeller contre le pouvoir ; 5) violences verbales et menaces à l’endroit des autorités civiles et militaires ; et 6) interdiction aux étudiants d’accéder aux cours. Ils écopèrent des peines allant de 20 ans de servitude pénale (pour le meneur) à deux mois (Mobe 2008 ; Abemba et Ntumba 2004).


Un rescapé de cette marche raconte…

 

La marche débuta vers 9 heures sur [le boulevard du] 30 juin. Les étudiants ne cessaient de rejoindre le groupe qui s’agrandissait. Alors que les premières rangées franchissaient la poste pendant que des véhicules militaires bondés des soldats venant de Thysville, se dirigeaient vers la Gare centrale sous les huées des étudiants, la première balle tirée mit tous les marcheurs en débandade. Les premières victimes, après des tirs nourris, jonchaient [le boulevard du] 30 juin [et ce fut le] sauve qui peut. À l’époque, la Banque du Peuple se construisait. Avec un groupe de marcheurs, je cherchai à me cacher à l’ambassade des Etats Unis. Nous fûmes chassés par des gardes. Errant dans la concession de l’Otraco, je fus blessé par une balle perdue à la fesse gauche. Saignant et ne pouvant plus courir, je me blottis au coin d’un bâtiment près du port de l’Otraco. Je serai récupéré par la police vers 14 heures alors que j’avais perdu connaissance. C’est sur Haut Commandement que je sortirai de mon profond sommeil à bord de la jeep qui m’amena à la prison de Camp Kokolo où, dans la cour, plusieurs autres étudiants arrêtés bien avant moi, couchés à même le sol et ligotés, subissaient, en silence, les sévices corporels [sic] les plus atroces. On me débarqua alors que le véhicule ne s’était pas encore arrêté. Comme mes collègues, je fus à mon tour ligoté. Je levai la tête et je croisai beaucoup d’yeux étincelants, signe de courage, de bravoure et de vivacité. La nuit venue, plusieurs collègues furent extraits de la prison après appel nominal, pour des destinations inconnues (témoignage d’un rescapé des évènements de 1969, dans Mulongo, F., 2009).


La manifestation de 1971, l’enrôlement des étudiants dans l’armée et la création de l’UNAZA


Suite à la manifestation de 1971, le pouvoir ordonna la fermeture de l’université jusqu’à nouvel ordre. Les étudiants furent tous enrôlés dans l’armée pour une durée de deux ans, réduits par la suite à 8 mois, pour y être disciplinés. Les trois anciennes universités du pays, à savoir l’Université Lovanium (actuelle UNIKIN), l’Université officielle du Congo (actuelle Université de Lubumbashi), et l’Université Libre du Congo (actuelle Université de Kisangani) devinrent des campus universitaires d’une nouvelle « Université Nationale du Zaïre ». Celle-ci fut composée des trois Campus universitaires, des Instituts supérieurs pédagogiques (ISP) et des Instituts supérieurs techniques (IST). Les facultés aux disciplines « fumeuses », pour reprendre l’expression d’Adolphe Buisseret,
(sociologie, philosophie, sciences politiques, anthropologie,…) furent délocalisées de l’Université de Kinshasa et insérées au sein de l’Université de Lubumbashi, pour ne pas gêner le pouvoir à Kinshasa, siège des institutions politiques du pays. Ceci a eu un impact considérable sur la dynamique de la recherche et le type d’étudiant formé à l’Université de Kinshasa : étudiants formés au seul libéralisme économique, au conservatisme, à la loyauté vis-à-vis du droit, à l’esprit cartésien des polytechniciens, mathématiciens, physiciens, chimistes, et même médecins, sans esprit critique à quelques exceptions près.

L’enrôlement des étudiants dans l’armée pendant huit mois a laissé des traces dans le militantisme étudiant à l’Université de Kinshasa. En effet, après leur démobilisation, l’UNAZA s’est retrouvée pendant au moins cinq ans avec deux catégories d’étudiants : les miliciens (étudiants ayant fait l’armée) et les non miliciens. La cohabitation entre ces deux catégories d’étudiants ne fut pas toujours harmonieuse, les miliciens se considérant comme des agents de maintien de l’ordre sur le site universitaire. Leur mobilisation pour des manifestations contre le pouvoir n’était pas évidente, sans doute à cause des souvenirs amers qu’ils gardaient de ce bref passage dans l’armée.

 

La culture de l’intolérance et de la violence sur le site universitaire

 

Le site de l’UNIKIN a de tout temps été une sorte de champ de bataille entre plusieurs belligérants : les étudiants contre le pouvoir, les enseignants contre le pouvoir, les enseignants contre les étudiants, les administratifs contre les enseignants, et les étudiants entre eux. Les affrontements des étudiants entre eux sont courants. En 1991 par exemple, les étudiants d’une province menèrent des représailles contre ceux d’une autre province accusés d’avoir pris en otage et violenté un de leurs aînés professeurs. Une scène semblable se déroulera quelques jours plus tard à l’Université de Lubumbashi, et conduisit à ce que l’on a qualifié de « massacre des étudiants », un triste évènement qui a été pour beaucoup dans la rupture de la coopération entre la RD Congo alors Zaïre et plusieurs de ses partenaires, dont, en première ligne, la Belgique. Cette coopération ne fut rétablie qu’au lendemain de la prise de pouvoir par l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila.
Les opérations électorales, pour choisir les dirigeants des associations étudiantes, ont souvent conduit à des regroupements selon les affinités ethniques. Ces regroupements culminent hélas en des rivalités, entretenues parfois par le pouvoir (Abemba et Ntumba 2004:22). Car les élections à l’UNIKIN ont toujours été un enjeu important pour le pouvoir politique, et pour l’opposition. Le pouvoir doit s’assurer d’avoir à l’UNIKIN un comité des étudiants qu’il peut contrôler, en y plaçant un dirigeant plutôt proche de lui, ethniquement ou idéologiquement. Le même jeu est joué par l’opposition, qui met tout en œuvre pour contrôler des étudiants et mener ainsi, à travers lui, des actions de déstabilisation du pouvoir en place (Mpiana 2006).
Par ailleurs, pour garantir sa victoire aux élections, le candidat au poste de dirigeant doit s’assurer une majorité parmi les électeurs, qui sont les dirigeants et sous-dirigeants des facultés, préalablement élus par les chefs de promotion, eux aussi élus par les étudiants. Ils reçoivent alors de leurs aînés ou parrains de la classe politique, des moyens financiers et matériels importants pour se retirer dans les maquis pendant toute la période de la campagne électorale, et empêcher ainsi que leurs électeurs potentiels ne soient « achetés » par l’autre candidat. Ils utilisent aussi ces montants pour débaucher tel ou tel autre électeur potentiel préalablement acquis par l’autre candidat. Ces montants vont jusqu’à plusieurs milliers de dollars US.
Au cours de ces élections, l’université vit des moments d’intenses tractations politiques semblables à ce qui se vit lors des élections au niveau national. Et dans tout cela, le recteur et les autres membres du comité de gestion se limitent à dire le droit (lancer les opérations électorales, promulguer la loi électorale, afficher la liste des candidats, organiser et présider la séance des élections, proclamer les résultats, investir le dirigeant élu ainsi que son gouvernement) et à subir les insultes et accusations par l’un ou l’autre groupe qui se sent, à tort ou à raison,  défavorisé. A tort ou à raison car les autorités de l’université doivent s’assurer, elles aussi, d’avoir à la tête de l’association des étudiants des dirigeants qui leur soient favorables et qui ne passeront pas leur temps à monter toute sorte de coups (marches, accusations, sabotages) pour les déstabiliser. Le bon déroulement des activités académiques et scientifiques est aussi à ce prix.
Aussitôt investis, les dirigeants des associations étudiantes ne passent pas pour autant leur temps à se délecter du pouvoir. Ils doivent déjouer plusieurs complots montés par le camp ayant perdu les élections, des complots les accusant de vouloir déstabiliser le Recteur et son comité de gestion, ou de créer un climat de tension et d’insécurité sur le site universitaire, ou de ne pas être capables de gérer la communauté universitaire, ou de détourner les fonds mis à leur disposition pour le fonctionnement de l’association, etc. Ils sont souvent « corrigés » par les camarades étudiants suite à tel ou tel autre manquement.
Ces faits plongent l’université dans une contradiction avec  elle-même, à cause de cette culture de la violence chez les étudiants : destruction des instruments de leur formation (librairies, laboratoires, auditoires), sacralisation des symboles de l’Etat (drapeau, hymne national défiguré, etc), ou vandalisme et
destruction des biens privés ou collectifs ; recours à  la force physique en lieu et place de l’argumentation et des théories qu’ils apprennent ; coups et blessures sur leurs propres enseignants. Cela crée le doute sur la capacité de l’université à former des citoyens dignes et des futurs cadres du pays. Et on peut comprendre que pour la société, l’université congolaise a cessé d’être le Temple du savoir, et que tous les petits vagabonds des quartiers voisins de Mbanza-Lemba et Livulu peuvent l’envahir pour la piller ensemble avec les étudiants à la moindre occasion.


Les conséquences de la « domestication » ou les effets pervers de la résistance au pouvoir

 

Redoutée et marginalisée par le pouvoir politique, l’université congolaise s’est repliée sur elle-même. Elle a cherché à l’interne ses propres moyens de survie et de sortie de crise, pour compléter les salaires et se doter de moyens de fonctionnement.  Mais ceci se fait au prix de luttes internes entre les différents corps de la communauté universitaire regroupés en associations : l’Association des professeurs de l’Université de Kinshasa (APUKIN), l’Association des membres du corps scientifique de l’Université de Kinshasa (ACS), l’Association du personnel administratif et technique de l’Université de Kinshasa (APAT), et la Délégation des étudiants de l’UNIKIN. L’université se retrouve aujourd’hui défigurée et, de plus en plus, éloignée des vertus universitaires à la suite de ces luttes. C’est ce que nous montrons dans les lignes qui suivent.

 

Les luttes syndicales de l’APUKIN

 

Parmi les fléaux dont souffre l’université congolaise, il y a la faible rémunération des enseignants (7), les conditions de travail difficiles et peu stimulantes, l’isolement vis-à-vis de la communauté scientifique africaine et internationale, la faible participation et visibilité à la production scientifiques… Cette situation contraste avec les avantages mirobolants qui sont donnés aux dirigeants politiques ; elle a créé chez les enseignants un sentiment de frustration et de révolte, qui sous-tend une lutte de classes matérialisée par des grèves, des revendications et d’autres stratégies de révolte et de défiance contre le pouvoir en place.
Plus d’une fois, le pouvoir a  procédé au réajustement des salaires des enseignants pour répondre à leurs revendications. Mais cela n’a jamais été à la hauteur de leurs attentes et de leur statut social. Et la perte progressive de leur pouvoir d’achat, suite à la dépréciation de la monnaie nationale, a souvent annihilé tous les efforts pour rémunérer correctement les enseignants. A deux reprises, le gouvernement a accordé aux enseignants en mi et fin de carrière des voitures pour leurs déplacements ; mais beaucoup d’entre eux ont vu leurs voitures arrachées par les services de Mobutu, en guise de représailles contre les critiques acerbes des enseignants contre le pouvoir à la Conférence nationale souveraine (CNS). Justement, la CNS, qui s’est tenue du 6 août 1991 au 6 décembre 1992, et qui est considérée à juste titre comme « le symbole de la lutte pour le changement politique, économique et social » (Sabakinu et Mpeye, nd :5) avait recommandé que le traitement des enseignants de l’université puisse tenir compte des exigences spécifiques d’exercice de la profession et doit être calculée en référence d’une part, aux ressources nationales et, d’autre part, aux salaires les plus élevés que les pays francophones d’Afrique noire offrent à leurs enseignants, et (…) en tenant compte des traitements des professeurs d’université définis par l’UNESCO.
Les enseignants ont développé plusieurs « activités muros » face à leur clochardisation. En 1996, ils ont réussi à faire accepter à l’Etat congolais l’instauration et l’institutionnalisation du partenariat, c’est-à-dire la participation des parents aux frais d’étude de leurs enfants. Nous en montrerons les effets pervers au point suivant. Certains enseignants se sont lancés dans des activités dites extra-muros, c’est-à-dire la pluriactivité : autres emplois en dehors de l’université ; charges d’enseignement dans plusieurs autres universités, comme ce professeur qui dispense au total 965 heures de cours, dont 660 heures, soit 68 pour cent dans 4 autres universités en dehors de l’Université de Kinshasa (Lututala 2002). D’autres encore ont des petits commerces, y compris sur le site universitaire comme nous le verrons plus loin. Une catégorie d’enseignants mène ce que Sabakinu (2000:113) appelle des activités de compromission, soit le fait de s’allier à la classe politique et d’accepter des fonctions politiques en vue d’en tirer le bénéfice matériel et financier. Pour lui, ces activités sont une trahison de la noblesse de la fonction enseignante ; car si l’université se doit d’être la conscience critique de la société, il se demande comment le serait-elle si les universitaires sont eux-mêmes les décideurs politiques ? La question a toujours suscité un  grand débat. Pour certains, les universitaires doivent pénétrer les arcanes du pouvoir pour être entendus ou mettre leurs théories en pratique. Mais les universitaires congolais, du moins ceux qui le peuvent, ne sont-ils pas tombés dans le piège de mettre leurs compétences au service d’un système politique et d’une classe politique qui ont conduit le pays à la débâcle ? La question n’est pas simple ; car pour certains, ce sont les exigences de survie et le souci de servir son pays qui les auront poussé à cette compromission, même s’ils n’y sont que des  « courtisans sans pouvoir réel », voire de « porteurs de mallette » (Sabakinu 2000).
Une des conséquences de cette pluriactivité est la faible disponibilité des enseignants qui influe, à son tour, sur le non respect du calendrier académique, l’élasticité des années académiques et le faible encadrement des étudiants en général et des doctorants en particulier. A propos de l’élasticité des années académiques, on peut noter que certaines promotions passent jusqu’à trois années académiques pour terminer leur programme de cours avant de poursuivre leur formation dans la classe supérieure. Il en résulte des chevauchements et des multiplications d’une même « promotion » au cours d’une année académique. Le tableau en annexe 1 donne la situation d’une faculté d’une université congolaise où l’on a, par exemple, deux premières années : « la normale », où l’on retrouve les étudiants nouvellement admis, et « la full » où il y a les étudiants qui suivent leurs cours depuis au moins 9 mois que dure l’année académique. On remarque que la situation s’aggrave au fur et à mesure que les promotions progressent, principalement au cycle de doctorat à cause de la rareté des professeurs spécialistes et la faible disponibilité de ceux qui sont là. En conséquence, les étudiants font jusqu’à 11 ans pour terminer leurs études en médecine, au lieu de 7 ans ! (annexe 1).
Les luttes syndicales de l’APUKIN ne se limitent pas aux revendications salariales ; elles portent aussi sur l’intention des enseignants d’influer sur la gouvernance du pays et de leur université. Deux exemples pour l’illustrer. Au lendemain de l’ouverture du pays au multipartisme et à la démocratisation (24 avril 1990), les enseignants se crûrent permis de procéder à l’élection de leur Recteur, faisant fi des textes organiques de l’université. Bien entendu, le Président Mobutu n’avait jamais signé le décret de nomination du recteur élu. Au début des années 1980, les enseignants de la Faculté des sciences économiques et de gestion organisèrent un colloque sur la crise économique que le pays traversait. Ils y fustigèrent le régime politique et Mobutu en personne comme étant au centre de gravité de cette crise.

 

Le partenariat et ses effets pervers

 

Le fonctionnement du partenariat est une illustration parfaite des rapports de forces au sein de l’UNIKIN, rapports plutôt conflictuels entre l’université et les différents membres de la communauté universitaire d’une part, et entre ces derniers d’autre part. Le partenariat a été institué en 1996 lors de la tenue des Etats généraux de l’Education, pour faire participer les parents et les étudiants au financement des études, en vue de suppléer à la modicité, voire à l’absence des frais de fonctionnement versés par l’Etat congolais. Le budget du partenariat est élaboré et les fonds sont mobilisés, gérés et affectés par le COPA (Conseil des partenaires), dont le Recteur, en tant que chef d’établissement, est le président. Les décisions du COPA sont opposables à tous les membres de la communauté universitaire. La quasi-totalité des fonds du partenariat est utilisée pour le paiement de la prime aux enseignants et au personnel administratif. Il arrive, à certains moments, que le montant de la prime payée par le COPA soit supérieur à celui du salaire payé par l’Etat, ce qui donne une idée de l’importance du partenariat dans la vie de l’université congolaise. Siègent au COPA, les représentants de toutes les instances de l’université : le COGES, l’APUKIN, l’ACS, l’APAT et bien sûr la délégation des étudiants. Une cellule de gestion du partenariat, dont les membres sont proposés par les différentes instances du COPA, assure la gestion quotidienne des fonds du partenariat et rend compte au COPA.
C’est lors de l’élaboration du budget du COPA que les rapports de forces, conflictuels, éclatent au grand jour. Car il faut fixer le nombre des candidats à admettre dans les classes de recrutement, le montant des frais d’étude à exiger aux étudiants et la répartition entre les différentes dépenses à engager. En effet, pour payer aux enseignants et aux administratifs des primes substantielles et permettre à l’université de fonctionner tant bien que mal, le COPA mise chaque année sur une maximisation des recettes, soit en augmentant le montant des frais d’études, soit en augmentant le nombre d’étudiants à admettre dans les classes de recrutement. Le consensus est difficile à obtenir et les négociations peuvent durer plusieurs mois, ponctués des menaces d’arrêt de travail de la part des membres de l’APUKIN et de l’ACS, et donc des risques de soulèvement des étudiants.
L’augmentation du nombre d’étudiants à inscrire dans les classes de recrutement bute toujours à la capacité d’accueil qu’il faut prendre en compte pour sauver la qualité de la formation. L’UNIKIN dispose certes d’une infrastructure de formation imposante, et « d’un des campus universitaires les plus beaux de l’Afrique au sud du Sahara » (UNIKIN 2007) : 7 bâtiments facultaires à deux niveaux, des institutions d’applications pédagogiques dont les Cliniques universitaires pour la médecine et le Groupe scolaire du Mont-Amba (GSMA) pour les sciences de l’éducation, un complexe sportif disposant, entre autres, de la seule piscine olympique de la ville de Kinshasa. Cependant, ces infrastructures avaient été conçues pour 5 000 étudiants, alors qu’elles accueillent aujourd’hui plus ou moins 27 000 étudiants.
En dépit de cette contrainte, c’est autour de ce paramètre que les négociations se font, compte tenu du risque élevé de soulèvement des étudiants que comporte toute augmentation des frais d’étude, mais aussi de la demande d’éducation de la part des élèves diplômés de l’école secondaire, que le marché de travail ne peut résorber et qui se voient dès lors obligés de poursuivre les études à l’université pour s’occuper. Ainsi, plus d’étudiants on inscrit dans les classes de recrutement, plus l’université dispose des moyens pour fonctionner et pour assumer ses missions. En conséquence, on inscrit jusqu’à 1 500 voir 2 000 étudiants dans les 1 années de médecine, de droit, d’économie, et de sciences sociales, administratives et politiques. En 2010, la décision du COPA de réduire ce nombre à moins de 1000 avait provoqué un tollé général de la part des parents, des membres de la communauté universitaire, et même du pouvoir. Pour ce dernier, l’université apparaît comme une sorte de caserne où l’on entrepose ces milliers de jeunes diplômés du secondaire qui ne peuvent trouver de l’emploi, et dont l’oisiveté peut pousser à des actes de déstabilisation du pouvoir.
Les conséquences qui en découlent sont dramatiques : des auditoires bondés, dont certains étudiants suivent les cours débout ou perchés sur les fenêtres, des enseignants qui suffoquent et tombent pendant les cours dans ces auditoires sans système de ventilation ni de sonorisation (8), des travaux pratiques qu’il est quasi impossible d’organiser compte tenu de la grande insuffisance du matériel didactique. On ne peut donc être surpris de la détérioration de la qualité de la formation, mais aussi des revendications répétées des étudiants et des enseignants pour corriger la situation. Par ailleurs, le partage des frais du COPA provoque beaucoup de déchirures entre les membres de la communauté, les uns (l’APAT et l’ACS) accusant les autres (l’APUKIN) de toujours tirer la couverture de son côté. Sans oublier les accusations, fausses ou avérées, dont est l’objet la cellule qui gère ses fonds (9). On note aussi que pour les membres du COPA, les fonds à accorder aux frais de fonctionnement doivent être réduits au strict minimum ; ce qui compte, ce sont les primes qui doivent leur revenir. On voit ici combien la communautaire universitaire banalise la précarité des conditions de travail à l’université, estimant qu’il appartient à l’Etat congolais de donner les moyens nécessaires pour le bon fonctionnement et la réhabilitation de l’université.

On doit noter enfin que la gestion du partenariat met l’université devant une importante crise de leadership, de par le bicéphalisme à la direction de l’université : d’une part, le Recteur et les autres membres du comité de gestion qui assument le pouvoir administratif et académique, sont soumis aux décisions du COPA, mais ne disposent pas des moyens financiers de leur politique ; et d’autre part, la Cellule du COPA qui assume le pouvoir financier, et quelque peu politique au sein de l’université. En vertu de ces pouvoirs, le COPA peut faire retarder, voire suspendre les enseignements pour contraindre les étudiants à payer, et provoquer la colère et les manifestations de ces derniers, qui crient alors à l’incompétence du recteur et de son comité de gestion !


L’université comme espace de transactions économiques

 

Le site de l’UNIKIN est aussi le lieu où les membres de la communauté universitaire réalisent, en plus de leur profession, et ce pour arrondir le solde du mois, des activités commerciales diverses. Ils sont rejoints par un nombre élevé et difficilement contrôlable de tous ceux qui exercent le petit commerce sur le site universitaire. En effet, la « colline inspirée », entendre l’UNIKIN, accueillait et abritait chaque jour un peu plus de 50 000 personnes en 2008 (10).

En dépit de la présence sur le site universitaire d’une population aussi nombreuse, il n’y existe pas un centre commercial où cette population peut s’approvisionner en biens de première nécessité,  pour une raison simple : les investisseurs hésitent à prendre le risque de construire un tel complexe, sachant que ce dernier serait détruit et pillé à la première manifestation revendicative des étudiants. Ce fut le cas, par exemple, de l’Alimentation SGA, pillée en 1977 par les étudiants lors de leurs revendications, mais aussi suite aux soupçons que cette alimentation appartenait à un oncle du plus haut dignitaire du régime. Pour les mêmes raisons, il n’y a pas sur le site de librairies ou de papeteries dignes de ce nom, où les élèves et étudiants peuvent acheter des fournitures scolaires. Lors des affrontements de 2006 entre les étudiants de l’UNIKIN et ceux de l’ISTM, l’embryon de la Librairie universitaire que le Comité de gestion était entrain de rouvrir avait été la cible des manifestants. Par ailleurs, depuis le début des années 1980, il n’existe plus sur le site universitaire, comme dans toutes les autres universités publiques, de restaurant universitaire. C’est en effet la solution que le régime Mobutu avait trouvé pour mettre fin aux multiples revendications des étudiants liées à la restauration (et à la bourse qui a, elle aussi, été purement et simplement supprimée).
C’est à cause de cette situation qu’ont été érigés ici et là des boutiques et autres lieux de vente de fortune, en vue de permettre aux étudiants logés dans les homes, aux enseignants et aux membres de leur famille habitant le Plateau des Résidents, mais aussi à tous ceux qui se retrouvent chaque jour sur le site universitaire, de s’approvisionner en biens de première nécessité. Les entrées, les verandas et les anciens parloirs des homes, et même certaines chambres des étudiants, sont pris d’assaut par des vendeurs de pains, de lait, du fufu, de boisson, d’eau en sachet, bref de tout ce qui est nécessaire pour se restaurer ; au point où il faut se frayer un chemin pour avoir accès aux chambres. Sous les arbres se retrouvent des coiffeurs, tandis que des échoppes pour la vente des cartes de communication sont parsemées à travers le site de l’université. Ces petits vendeurs paient des taxes aux Mairies des Homes, et celles-ci devraient reverser les montants perçus à la Caisse Centrale de l’université. N’en disons pas plus, car on sait combien le personnel administratif congolais, et celui de l’UNIKIN ne fait pas exception, a tendance à privatiser, à son profit personnel, les services et les deniers publics (Trefon 2009).

La même situation se retrouve dans les bâtiments facultaires, où les vendeurs de pains, d’arachides, de bananes, de galettes et de boissons sucrées (qui servent de repas pour le déjeuner des étudiants), rivalisent avec ceux des fournitures scolaires. Ils sont à l’entrée des bâtiments, dans les couloirs, et même dans les anciennes toilettes transformées en papeteries, en bureautique, ou en cybercafé. Alors que certaines promotions manquent d’auditoires pour suivre les cours, des locaux servent de cybercafé appartenant à des professeurs ou à des assistants. Au cours des années 2005 à 2007, un ancien doyen d’une faculté avait réquisitionné un des locaux les plus vastes de sa faculté pour y installer son cybercafé, lequel lui procurait des revenus substantiels sans qu’il paye une quelconque taxe pour l’eau, l’électricité, ou la location ni à la faculté, encore moins à l’université. La question évidemment est celle de savoir comment le conseil de faculté, et le COGES, ont-elles laissé faire un tel détournement.
C’est là l’autre illustration du conflit entre les intérêts de l’université et ceux des membres de la communauté. On ne peut en effet empêcher ces transactions car elles permettent à la communauté universitaire de se ravitailler. L’UNIKIN est un espace idéal pour ceux qui y exercent le commerce : la clientèle y est sûre, nombreuse et concentrée ; aucune taxe n’est payée ni pour l’eau, ni pour l’électricité que les « agents des services publics » font payer aux petits vendeurs des marchés de la ville. On comprend dès lors que toute décision des autorités académiques de les faire déguerpir donne lieu à un refus, à des actes de sabotage et de diabolisation du COGES. Ce d’autant plus que certains de ces échoppes appartiennent à des professeurs ou à des agents de l’administration, qui usent de leur influence auprès des étudiants.


L’UNIKIN face à la demande sociale des membres de la communauté universitaire

 

L’Université de Kinshasa dispose actuellement (11) de 14 résidences (homes) pour le logement des étudiants, dont la capacité d’accueil est de 2 745 chambres. Et pourtant, elle y loge plus ou moins 10 000 étudiants, à raison de 4 étudiants par chambre, répondant ainsi à une forte demande sociale exprimée par des étudiants n’ayant, pour certains, aucun membre de famille à Kinshasa et aucun moyen financier pour louer une chambre à la cité. Ce dépassement a évidemment des conséquences sur la promiscuité, l’insalubrité, la pollution, notamment la pollution sonore, l’environnement, et la propagation des maladies. La réalité est plus triste car un bon nombre d’étudiants logés officiellement « sous-logent » à leur tour, moyennant un « loyer » qui leur est payé, des « maquisards », pour leur venir en aide socialement, mais surtout pour se procurer des revenus. Il en résulte qu’on retrouve plus de 10 étudiants par chambre. D’autres étudiants, régulièrement logés parce qu’ils sont en droit de l’être, préfèrent vivre à la cité et revendent leur contrat de logement. Par ailleurs, plusieurs autres personnes logent dans les résidences estudiantines sans en avoir la qualité : les anciens étudiants qui ont déjà terminé leurs études ; les faux-étudiants que les autorités politiques font loger pour surveiller les faits et gestes des étudiants.
En ce qui concerne la spoliation, on observe un effritement progressif de l’étendue du territoire de l’UNIKIN. Celle-ci est passée de 401 ha au moment de son acquisition en 1952 (Malengreau 2008:40-41), à 270 ha en 2009. Cette spoliation, les membres de la communauté universitaire y participent aussi, bien malgré eux pourrait-on dire. En effet, en RD Congo, être propriétaire de sa propre maison est un souci de toute personne qui travaille et a une famille. Mais cela nécessite des moyens financiers pour acquérir un terrain, puis construire la maison. Ce que beaucoup d’agents de l’administration universitaire, et même des professeurs, ne peuvent se permettre. D’où la tendance à solliciter des lopins de terre sur le site universitaire. Il en a été ainsi du COGELOS, un espace que l’université a dû céder aux professeurs et à quelques agents administratifs pour qu’ils y érigent leurs maisons, répondant ainsi à leur demande sociale. Un des problèmes occasionnés par l’existence de ces nouveaux quartiers est leur approvisionnement en électricité et en eau. Cette alimentation ne peut se faire que par des raccordements pirates, avec comme conséquence la baisse de tension et des coupures liés à la surcharge sur le site universitaire, et des revendications violentes subséquentes des étudiants.
L’UNIKIN dispose par ailleurs d’une ferme expérimentale de plusieurs hectares en dehors de son campus, dans la commune de N’djili. Ce site servait autrefois pour les travaux pratiques des étudiants en agronomie, et dispose d’étangs, de gros arbres, de pépinières, de champs et jardins expérimentaux. Pour faire face à sa pauvreté, l’agent administratif de l’université chargé de la sauvegarde et la maintenance de la Ferme n’a pas trouvé mieux que de vendre une partie du terrain à des agriculteurs de la commune de N’djili, à l’insu des autorités et des membres de la communauté universitaire. Le territoire de l’UNIKIN est aussi envahi par des cultivatrices qui y érigent des champs nuitamment pour échapper au contrôle de la Police universitaire. Ce faisant, elles dénudent la terre et favorisent les érosions qui menacent dangereusement le site universitaire. L’avancée d’une des têtes vers le CRENK (Centre Nucléaire de Kinshasa) fait craindre une hécatombe sur Kinshasa et les environs, dont Brazzaville en face du fleuve.
Signalons enfin ces sectes religieuses qui se sont installées sur les versants de la colline inspirée, où elles s’adonnent à des cérémonies d’envoûtement, de guérison, de prière, de jeûne, etc. Même si leur présence ne constitue pas véritablement une menace pour la sécurité universitaire, elle offre néanmoins un spectacle inapproprié dans un milieu universitaire.

 

En conclusion

 

Le tableau de l’université congolaise en général et de l’Université de Kinshasa en particulier tel qu’il vient d’être dépeint est sombre : l’université congolaise traverse une crise aigüe, et cela dure depuis des décennies, voire depuis sa création. La cause ? L’Etat, son propriétaire, la considère comme « un opposant » à neutraliser ; il l’a alors clochardisée, infantilisée, réduite en mendiant à qui on donne quelques miettes par compassion. Face à cette situation, les membres de la communauté universitaire affichent une forte résistance, qui aura permis à l’université congolaise, avec le concours des parents d’étudiants et de la coopération universitaire, de survivre tant bien que mal. Mais à quel prix ? Le prix payé est effectivement très fort : des étudiants ont payé de leur vie ; d’autres ont été relégués dans leurs villages, certains ont été enrôlés dans l’armée pour « être disciplinés » ; plusieurs fois, les étudiants ont été contraints à l’oisiveté, leur université étant fermée pour des durées plus ou moins longues suite à leurs revendications ou à celles de leurs enseignants.  D’où l’élasticité des années académiques, la longue durée de la formation, et le vieillissement des étudiants dans les universités congolaises.
Appauvris et privés de la liberté académique, les enseignants-chercheurs avouent quant à eux leur impuissance d’assurer une formation de qualité. Leur crédibilité est sérieusement remise en question suite aux anti-valeurs affichées par certains d’entre eux pour des raisons de survie. Ils ont cessé d’être le reflet de l’excellence universitaire, et même de croire en l’université tout court. Beaucoup d’entre eux ne rêvent que d’abandonner leurs toges universitaires pour le costume plus valorisant, dit-on, de politicien. Ce qui pousse l’opinion congolaise à parler de la « République des Professeurs », par ironie à leur implication dans la débâcle de la RD Congo. Abandonnée par l’Etat et fonctionnant sans moyens conséquents, l’Université de Kinshasa est devenue, comme toutes les autres universités publiques du pays, un lieu de transactions et d’affrontements permanents. Ces transactions révèlent les rapports de forces au sein de l’université, rapports de forces avec l’Etat, rapports de forces aussi entre les membres de la communauté, rapports de forces enfin entre ceux-ci et leur université.
Ce sont ces rapports de forces, conflictuels, qui façonnent l’espace universitaire.  Ils reflètent par ailleurs de graves contradictions par rapport à la mission de l’université : Les étudiants y viennent plus pour acquérir des diplômes que des connaissances, et la précarité des conditions dans lesquelles ils étudient les contraignent à se rebeller constamment contre l’autorité académique et le pouvoir étatique, et à cesser d’être cette pépinière d’éclaireurs de la société congolaise. Au contraire, ils se distinguent par des anti-valeurs qui invitent à s’interroger sur la qualité de la classe politique qui va diriger la RD Congo demain. Ils sont habités par la culture de la violence, et non la logique de la raison, comme on peut l’observer lors de leurs revendications. L’excellence universitaire cesse là où la pauvreté corrompt, avilit, et empêche toute combativité.
Dans ces conditions, aucune solution ne peut avoir les fruits escomptés sans un préalable : réconcilier l’université congolaise avec les tenants du pouvoir politique. Il s’agit plutôt de l’Etat congolais qui doit sortir son université de l’embargo dans lequel il l’a soumise. Car malgré les conditions difficiles, et l’hostilité de l’Etat,  l’université congolaise a continué à fonctionner tant bien que mal. Elle a continué à remplir ses missions, les missions dévolues à toute université ; mais elle ne se relèvera que lorsque le pouvoir lui reconnaîtra son rôle primordial et incontournable dans le processus de développement du pays. Et ceci n’est possible que si la classe politique gère l’Etat en fonction des intérêts de la Nation, au nombre desquels l’éducation et la recherche demeurent indiscutablement des intérêts nationaux prioritaires et même vitaux. En attendant, l’université congolaise doit peut-être commencer par devenir elle-même un champ expérimental des théories qu’elle enseigne aux étudiants, et qu’elle propose aux décideurs politiques pour sortir la RD Congo de sa situation actuelle.

 

Notes

 

  1. Les solutions que propose Kä Mana dans son interview au Journal Le potentiel du 26 septembre 2011 sont des plus sérieuses qui aient été proposées pour redynamiser l’université congolaise. Mais leur mise en application nécessite ce préalable d’une « réconciliation » entre le pouvoir et l’université congolaise.
  2. Exception faite des universités virtuelles dont on assiste à la montée en puissance
  3. C’est le temps qu’il fallait pour que les premiers élèves inscrits dans les humanités en 1946 aient leurs diplômes et soient admissibles à l’université.
  4. Après l’Université (catholique) Lovanium en 1954, ce fut la fondation de l’Université Officielle (laïque) du Congo en 1955 et, plus tard en 1963, l’Université Libre (protestante) du Congo.
  5. Disons en passant que ce n’est que quatre ans plus tard, soit en 1968, que la France fut secouée par les mouvements des étudiants, qui furent à la base de profondes réformes politiques et du système universitaire.
  6. Il faut noter ici que le salaire net du Professeur d’université s’est élevé, au début des années 1990, à l’équivalent en Zaïre de 50 dollars US !
  7. En 2003, un enseignant tombé dans l’auditoire de 1ère année de médecine, appelé « Bunker », a rendu l’âme.
  8. A ce sujet, lire l’article du Prof  Banyaku Luape Epotu « La grève à l’Unikin : une guerre des chiffres », publié dans Le potentiel n° 8011 du 4 mai 2011, et le droit de réponse de l’APUKIN.
  9. À peu près 27 000 étudiants de l’UNIKIN (dont plus ou moins 10 000 étudiants logés dans les résidences), un peu plus de 10 000 étudiants de l’ISTM.
  10. 530 professeurs à thèse, 2 800 membres de famille des professeurs logés au Plateau des Résidents, plus ou moins 1 000 Chefs de travaux et assistants, plus ou moins 2500 agents administratifs, environ 6 000 élèves du Groupe scolaire du Mont-Amba (GSMA), une centaine d’enseignants et administratifs du GSMA, quelques dizaines d’élèves et enseignants de l’Institut Technique Médical, sans oublier les malades qui viennent en ambulatoire ou qui sont hospitalisés aux Cliniques universitaires et au Centre hospitalier du Mont-Amba (CHMA) et les personnels paramédical et médical de ces deux formations hospitalières.
  11. En fait, l’UNIKIN disposait de plus de résidences que cela, mais son patrimoine immobilier a été bradé tout au long de son existence par diverses autorités académiques et politiques. C’est ainsi qu’elle a perdu deux cités entières dans la commune de Lemba où étaient logés les étudiants mariés, les maisons ayant été vendus aux anciens étudiants-mariés pensionnaires et à des membres des autorités à des vils prix. De même, l’UNIKIN a perdu le contrôle d’une résidence située à Kimwenza qu’elle se dispute avec l’ISTM.

 

Références

 

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L’Université de Kinshasa – « colline du savoir », colline des transactions.PDF



01/09/2013
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